San-Antonio met le paquet Frédéric Dard Le Commissaire San-Antonio #035 C'est par un petit événement en marge de nos activités professionnelles que démarre cette fois-ci l'aventure. Une aventure vraiment extraordinaire, vous pourrez en juger par la suite si vous avez la patience de poursuivre. Une aventure comme, à dire vrai, il ne m'en était encore jamais arrivé. San-Antonio San-Antonio met le paquet À Jean Redon et à Simone ces aventures et mésaventures qui ne se terminent pas en eau de boudin.      S.-A. Avis aux hépatiques, aux bilieux, aux mal lunés, aux complexés et aux mous de la tronche ! Ce livre relate une action imaginaire, animée par des personnages fictifs. Mais comme certains de mes héros sont constipés du bulbe, y aura naturellement du populo qui se reconnaîtra en eux ! Je décline toute responsabilité.      S.-A. Première partie Qui vous prouvera qu’on ne doit pas mettre la main dans un endroit où l’on n’a jamais mis le pied CHAPITRE PREMIER Dans lequel je commence à vous affranchir au sujet de ce paquet ! Je suis en train de ligoter un article à sensation sur la vie sexuelle de Robinson Crusoé — et j’en suis à ce passage culminant où il est démontré que, malgré sa grande piété, c’est avec Vendredi qu’il cessa de faire maigre — lorsque la porte de mon bureau s’ouvre devant la personne chétive de Pinaud. Je lève un œil, constate la médiocrité de l’incident, et l’abaisse sur cette prose de choix quand je perçois un bruit qui n’est pas sans évoquer le dégonflage d’un pneu. — Ne soupire pas de cette façon, vieillard, conseillé-je à mon éminent collaborateur. Tu vas faire s’envoler les dossiers. D’ordinaire, le révérend Pinuche met un point d’honneur à bavocher une protestation lorsque je le rabroue. Mais là, il reste plus silencieux qu’une minute de silence dans un congrès de sourds-muets. Cette fois, ce sont mes deux yeux que je hisse dans sa direction. Je leur fais opérer illico un piqué, car Pinaud n’est plus à son niveau habituel. Son maigre volume vient de rendre à l’espace qui m’environne sa qualité essentielle, c’est-à-dire d’être vierge de toute silhouette humaine. Surpris par cet anéantissement, je me dresse et que vois-je, allongé sur le parquet constellé de mégots ? L’inspecteur principal Pinaud, le nez enfoui dans la dernière édition de Lutèce-Midi, le quotidien du Français au-dessous de la moyenne. Le bonhomme est évanoui, voire mort ? Ce qui ne serait pas en contradiction avec sa qualité d’humain. Je me précipite et le retourne. Il ouvre un œil aux cils constellés de miettes, et sa moustache de rat se dresse sur un « Oh ! » ponctué d’un point d’exclamation taillé dans la masse. — Eh bien, que t’arrive-t-il, Pinuchet ? je susurre, c’est la puberté qui te travaille ? Tout en parlant, je le soulève, ce qui n’est pas paradoxal puisque vous avez des gens qui arrivent à jouer de l’hélicon basse en marchant. Je le dépose sur l’unique fauteuil du burlingue, un siège magnifique, rotatif comme le jet d’un bidet perfectionné, dans le bois duquel l’aimable Bérurier a gravé un soir de spleen une formule mettant en cause tout son futur : « Mort aux vaches ». Le noble débris reprend conscience. — À boire ! balbutie-t-il. Je cours au placard de Béru et j’ai le bonheur sans mélange d’y dégauchir un flacon de gnole sans mélange elle aussi. Pinuche s’en accorde une rasade et se met à loucher sur le baveux resté à terre. — Tu veux que j’appelle un toubib ? je demande. Il secoue son chef d’épouvantail en deuil. — Non… C’est incroyable ! — Qu’est-ce qui est incroyable ? Que tu sois allé à dame ? T’as p’t’être de la tension, pépère ! À force d’écluser, c’était fatal. — Le journal ! dit-il. — Quoi, le journal ? — En première page, lis ! Je me saisis de l’imprimé et mate un titre gras comme le vocabulaire d’un charretier sur le Marché commun. — En dessous ! fait-il. En dessous, y a la photographie de Frigide Fardeau, l’actrice du siècle, celle dont les seins font chanceler le parti conservateur en Angleterre et provoquent l’arrêt du cœur des colleurs d’affiches. La gloire du relief ! Trente secondes de fesses intégrales par film, stipulé sur contrat ! Depuis sa venue, les femmes ne font plus de giries pour se déloquer chez le radiologue. Et elle les a débarrassées d’un préjugé qui coûtait cher aux marchands de savon ! Car c’est grâce à elle que désormais les petits Cadum entretiennent la beauté. L’histoire de l’hygiène mondiale se divise en deux parties : avant Frigide Fardeau, et après ! Avant on n’avait pas besoin de se laver les pieds pour faire du cinéma ; maintenant faut même se briquer le fouignozoff ! — Tu as vu ? bavoche Pinaud qui halète un peu plus fort que la louve de Romulus. — Elle est drôlement gironde, conviens-je. Je comprends qu’elle t’ait flanqué des vapeurs. À ton âge, tu devrais plutôt t’abonner à La Croix. — Qu’est-ce que tu racontes ? Lis le troisième titre ! Je sursaute. Le lauréat de notre grand concours est un inspecteur de police, M. Pinaud ! À lui donc, la maison de vos rêves ! — Sans charre ! murmuré-je, t’as décroché la timbale, Pinuche ? Toi, dont l’air glandulard et la vue basse sont réputés dans le monde entier et ses satellites ! T’es sûr que c’est de ton Pinaud à toi qu’il s’agit ? Comme si le destin n’attendait que mon exclamation pour ratifier la chose, le bigophone se manifeste. Je décroche. Il s’agit de Mme Pinaud, dans tous ses états, comme aurait dit Charles Quint, qui réclame son jules, because les reporters de Lutèce-Midi ont envahi leur clapier. — Il va y aller ! promets-je. Mais avant de renvoyer cet excédent d’humanité à son gros lot, je le questionne. — Qu’est-ce que c’était, ce concours, vieille noix ? — Fallait trouver un slogan, dit-il. — Sur quoi ? — Pour le lancement d’une marque de nouilles ! — Évidemment, t’es de la partie… Et qu’as-tu trouvé ? — Je me rappelle plus, j’étais un peu beurré le soir que j’ai envoyé mon slogan, il doit être marqué, non ? Ça l’est, en effet, et en caractères énormes encore. Voici le texte primé, dans toute sa sobriété valéryenne : Les nouilles Levantre donnent du cœur au ventre. — Pas mal, conviens-je, tu peux canner, vieillard, tu as laissé désormais ton message. Et quelle leçon pour les générations futures ! Tu es né nouille, tu as vécu nouille et c’est par la nouille que tu passes à la postérité ! — Une maison, bredouille-t-il. Une maison à moi ! Je reprends le baveux : Voir la photo en page 3 ! Nous plongeons sur la page 3, ce qui nous vaut une bosse à chacun. Le lot est là, encadré. C’est une coquette maisonnette style normand, sise à Magny-en-Vexin. La description annonce une pièce de séjour, deux chambres, une cuisine, un garage et un jardin de vingt-cinq mètres carrés. Pinaud se remet à croire au Père Noël. * C’est par ce petit événement en marge de nos activités professionnelles que démarre cette fois-ci l’aventure. Une aventure vraiment extraordinaire, vous pourrez en juger par la suite si vous avez la patience de poursuivre. Une aventure comme, à dire vrai, il ne m’en était encore jamais arrivé. Mordez une fois de plus l’inconscience du hasard. Pinaud rentre chez lui un soir en ayant forcé sur le brouilly. Il lit l’annonce d’un concours. Il a l’idée de sa vie. Il la poste pour la modique somme de vingt-cinq francs et, en échange, on lui cloque une maison de campagne ! Y a de quoi se faire inscrire aux prochains championnats de ski à Tahiti, non ? * Huit jours plus tard, un soir très exactement, nous sommes devant notre poste de télé, Félicie, ma brave femme de mère, et moi-même, en train de savourer l’émission « Les bonnes lectures ». M. Pierre Dumarteau, l’animateur, se fait expliquer par un futur ancien auteur à insuccès pourquoi le Régis de son dernier roman regarde les jambes de la bonne du dessus. Et le romancier, au lieu de dire que son héros matait les guitares de la môme, tout bêtement parce qu’elles étaient bien fichues, explique que Régis obéit à une impulsion délibérée car c’est un égocentrique à changement de vitesse dont les réflexes conditionnés découlent d’une hérédité bivalente et que ce ne sont pas les jambes de la soubrette en elles-mêmes qui l’attirent, mais les poils follets qui les recouvrent et qui lui rappellent irrésistiblement les moustaches de sa nourrice. M. Dumarteau déclare que c’est bien ainsi qu’il avait compris l’affaire et il demande à l’écrivain si, dans son esprit, les poils en question sont blonds ou bruns. L’interviewé répond qu’ils sont châtains. Ce n’est pas non plus pour surprendre M. Dumarteau lequel cite une phrase de la page 28 : « Elle avait toujours aimé les marrons glacés. » Il demande à l’auteur si, dans son subconscient, cette allusion aux marrons n’est pas une transposition de châtaigne d’où dérive le mot châtain. Et le romancier rougit en se voyant démasqué jusque dans ses plus arrière-pensées ! Bref, nous en sommes là de cette passionnante joute lorsque le bignou vient rompre le charme. C’est Mme Pinaud qui nous invite à pendre la crémaillère dans leur propriété du Vexin, dimanche prochain. Je tente d’expliquer que ce jour-là il y a France-Écosse à Colombes, mais elle insiste et j’accepte l’aimable invitation. Je vous le dis, mes petits amours, quand le destin vous appelle, fût-ce par la bouche de la mère Pinaud, vous devez lui répondre présent ! CHAPITRE II Dans lequel Félicie emporte un petit paquet et moi un gros colis Ce qu’il y a de tartignole dans l’existence, voyez-vous, bande-de-ce-que-je-me-pense, c’est son côté inexorable. Elle est jalonnée d’échéances maussades qui ne vous effraient pas trop lorsqu’on écrit « accepté » sur la traite, mais qui arrivent à expiration à une vitesse résultant d’un carburant solide. Qu’il s’agisse des effets concernant votre machine à souder les macaronis ou d’une crémaillère chez les Pinaud, une date prévue vous fonce toujours dessus et les matins M des jours J sont là, sardoniques, qui se paient votre fiole. Because le manque de sièges, les Pinaud célébreront leur installation dans le gros lot de Lutèce-Midi en petit comité. N’y assisteront que Félicie, le gars moi-même (ce beau gosse qui transforme les têtes des femmes en girouettes et leur partie inférieure en lampe à souder) et les Bérurier. La veille de ce grand jour, c’est-à-dire le samedi, le grand jour étant fixé au dimanche (si je me trompe dans mes déductions appelez-moi sur ondes courtes), le Gros me bigophone pour m’apprendre que sa charrette est en rade. Faut vous expliquer que Béru a toujours des bagnoles insensées. Il a l’amour des voitures allemandes ou autrichiennes d’avant l’autre guerre. Il appelle ça des affaires uniques. Et uniques, ces tires le sont au point que lorsqu’il a besoin d’une pièce de rechange, il est obligé de la commander au Creusot ! Récemment il a fait l’emplette d’une Richard-Strauss 1904 qu’il déclare être comme neuve, et qui évoque une auto seulement parce qu’elle possède quatre roues et un volant. Il l’a payée cinquante mille francs, réglables en dix-huit mois, et il l’a lui-même peinte en blanc avec du Ripolin-Express. Elle a des pneus pleins, des phares à acétylène et des garde-boue fixés à la carrosserie par du fil de fer barbelé — ceci afin de décourager les farceurs qui auraient tendance à les détacher. Elle part sans manivelle, sans désarmer, mais avec le seul concours d’une pente à vingt-cinq degrés. Son Klaxon ressemble au mugissement d’une vache en train de vêler, et quand le Gros parvient à passer une vitesse, de temps à autre, à coups de talon dans le levier, le bruit qui accompagne la manœuvre n’est pas sans évoquer un déraillement de chemin de fer. Bref, comme le dit si justement mon subordonné, c’est de la voiture sérieuse. Avec ça, on sait où l’on va, le seul inconvénient c’est qu’on n’y arrive pas. Donc, Béru me tube. — Dis, San-A. Ça ne t’ennuierait pas de nous ramasser demain matin ? — C’est ta batteuse qui est à genoux ? — Oui. Un petit pépin : j’ai perdu le pont arrière en revenant de Joinville, cet après-midi. — Si bien que te voilà immobilisé ? — Je serai dépanné la semaine prochaine. J’ai un garagiste qui m’échange ma Richard-Strauss contre une Martin-Luther décapotable. Une bagnole, mon vieux, que si tu la voyais t’en tomberais amoureux. Housses de cuir, s’il te plaît ! Et avec du vrai crin de bourrin à l’intérieur… Phares tout en cuivre ! Roues à rayons… — Les brouettes aussi ont des roues à rayon, coupé-je. O.K., je passerai vous ramasser demain sur les choses d’onze heures… — Ton coffre sera vide ? demande Béru. — Pourquoi ? — J’ai un cadeau un peu encombrant pour Pinaud… — C’est quoi, une montgolfière ? — Non : un sapin ! — Tu confonds, gars, on va pas là-bas pour faire le réveillon. — C’est un sapin à planter. Pinuchet m’a dit qu’il n’avait pas d’arbres dans sa propriété, alors je lui en porte un ! * Effectivement, en ce matin dominical, lorsque je me présente devant le domicile des Bérurier, leur trottoir ressemble à la Norvège. Car le sapin du Gros mesure dans les cinq mètres et il disparaît derrière. Leur ami le coiffeur est venu faire ses adieux émus. On se congratule, on charge le roi de la forêt sur la galerie de ma chignole, la mère Béru, rutilante dans une robe de satin rose bonbon monte à l’arrière, près de Félicie et s’assied sur les petits-fours que ma brave femme de mère se faisait une joie d’emporter. L’euphorie est à son comble. Le Gros a passé sa tenue number one : costume noir, vieux de dix ans, moisi et trop court, chemise blanche, cravate écossaise, souliers jaunes. Il a l’air d’être en uniforme ! Son bitos à bord rabattu sur les genoux, il lisse les rares cheveux qui s’obstinent encore sur sa carapace d’hydrocéphale. — Belle journée, déclare-t-il d’un ton satisfait, comme s’il était à l’origine de cette clémence de la météo… Personne ne renchérissant sur cette constatation qui se suffit à elle-même, il poursuit : — Quand je vois des temps pareils, je regrette de ne pas m’être fait marin. J’avais l’amour de la mer ! Et quand j’étais mouflet, je ne pensais qu’à la navigation à voile… Je connaissais tous les termes, moi qui vous cause : le Grand Caca d’oie ; le mât de Misère ; le Grand Froc ! Tout… — T’es quand même devenu un homme de bar, souligné-je avec cette pertinence qui ajoute à mon charme naturel. Comme on n’a jamais trouvé jusqu’à ce jour le moyen d’exprimer l’orthographe des mots de même consonance, l’ignoble personnage hoche la tête avec conviction. Je remarque alors, car j’ai le sens olfactif surdéveloppé, qu’une odeur obsédante comme l’œil de Caïn flotte dans la voiture. Vu que nous ne traversons pas de cours de ferme, j’en conclus que nous devons ces effluves à la mère Béru. La chérie s’est aspergée de parfums aussi variés que véhéments. — C’est vous qui fleurez bon, chère amie ? m’enquiers-je avec civilité. La baleine du Gros se met à minauder. Elle explique que son pote le merlan lui refile des boîtes d’échantillons. Elle mélange le tout dans une grande bouteille et obtient, ce faisant, un parfum qu’elle affirme des plus nuancés. — C’est un véritable arc-en-ciel odorant, assuré-je. Dans le rétro, je vois les yeux de ma Félicie qui rigolent. La Gravosse se trémousse dans sa robe coquine. Un petit chef-d’œuvre, cette pelure. Y a un décolleté qui foutrait le vertige à Maurice Herzog ; il est cerné par un jabot de dentelle mousseuse à la Louis XIV, et la robe comporte une ceinture, large comme une courroie de transmission. Ma brave Môman assure à sa compagne de voyage qu’elle est loquée façon princesse. L’épouse de Béru bat des ramasse-miettes. « Oui, oui, elle a une couturière très bien… La femme d’un marchand de charbon. » Voilà pourquoi sa robe semble venir de la Ruhr… La baleine ajoute que si Félicie le désire, elle pourra l’emmener chez la conjointe du marchand de sous-sol. À quoi Félicie rétorque avec sa prudence coutumière qu’elle n’a, hélas ! plus l’âge de porter des toilettes aussi parisiennes. Tout ça pour vous montrer que la Concorde est à l’ordre du jour, comme dirait le gérant de l’hôtel Crillon. Nous abordons Pontoise lorsque le Mahousse déclare qu’il fait soif. Les dames nous conseillent de descendre écluser un gorgeon tandis qu’elles continueront de parler guenilles. Justement, un troquet se propose à nos gosiers harassés. Le Gros s’y précipite. C’est le « routier » de chez nous, avec des tables pourvues de nappes à carreaux, des cuivres au mur, et un comptoir de faux acajou. Béru en profite pour commander une tartine de fromage. — T’es pas dingue ! protesté-je, on va jaffer dans un quart d’heure ! Il hausse les épaules. — Je prends mes précautions, dit-il, la mère Pinuche cuisine comme une s… Rêveur, je le regarde engloutir la boustifaille. — Avec ce que t’auras clapé au cours de ta chienne d’existence, remarqué-je, on aurait pu élever cinquante petits Hindous. Le Gros m’affirme, la bouche pleine, ce qui renforce ses arguments, qu’il se fout des petits Hindous comme de sa première dent gâtée. — Et puis pourquoi que tu me causes des petits Hindous ? demande-t-il. — Parce qu’ils meurent de faim ! — Ils n’ont qu’à se révolter, tranche le Gros, qui a ses idées sur les réformes sociales. — Ils ne peuvent pas. — Et à cause, s’il te plaît ? — Parce qu’ils ont trop faim, Béru. Il faut douze cents calories pour pouvoir faire la révolution. Agacé par mon amertume, il me répond « qu’on est pas à Sumatraque » ; qu’il regrette beaucoup de ne pouvoir offrir une tournée de tartines aux petits Hindous tombant en digue-digue, mais que cela ne l’empêchera pas d’en bouffer une seconde. Sur ce, il arrange sa cravate because la serveuse du troquet est en train de draguer dans les parages. La môme me lance des regards chaleureux, mais comme elle louche, mon pote croit que c’est pour lui. — Elle est choucarde, cette petite, hein ? murmure-t-il. — Elle ressemble à un chat-huant, assuré-je. — P’t-être bien, mais à un joli chat-huant, s’obstine le Gros. Je parviens à le rapatrier sur la chignole. Il a les lèvres crémeuses et le regard moite. — Il a tout de même eu du vase, ce Pinaud, dit-il. Gagner une crèche aussi facilement. Il est pourtant pas cocu, lui ! Mme Bérurier s’étrangle. * Nous avons quelque difficulté pour dénicher le Pinaud’s office car il se trouve en dehors de l’agglomération, sur la route de Rouen. Enfin un jeune garçon, berger de son état et sodomite par vocation, nous renseigne : — Chez le monsieur qu’a gagné la campagne du journal ? C’est dans l’hameau qu’on voit là-haut, derrière le centre d’insémination artificielle. Nous remercions l’éphèbe. — En v’là un, affirme Béru, qui doit se faire faire des touchers rectaux façon manchot. Madame sa dame s’indigne et le sermonne aimablement : — Tu es dégueulasse, chéri ! * On stoppe devant la gentilhommière de l’inspecteur principal. C’est moins beau que sur la photo du baveux, mais ça reste gentillet tout de même. Une cloche un peu plus grosse que le bourdon de Notre-Dame est suspendue au-dessus de la porte. Il s’est fringué en gentleman farmer. Si vous le voyiez, vous le voudriez pour mettre sur votre cheminée. Il a un blue-jean, un pull à col roulé et des après-skis. Pinaud ne ressemble plus à Pinaud mais à son fils aîné s’il en avait un. Il est rasé, sa moustache est bien coupée. Il s’est débarbouillé et il porte un bonnet de feutre rouge sur lequel est écrit en lettres serpentines « Souvenir du Mont-Saint-Michel ». — Salut, Éminence ! je lance joyeusement. Il s’esclaffe. Nouvelle série de serre-moi-la-louche. Les dames se font la bibise et on déballe les cadeaux. J’ai amené un magnum de Lanson et, outre les petits-fours (qui maintenant sont plus petits qu’au départ), Félicie a un vase peint par Peynet pour la dame Pinuche. Le Gros amène ensuite son sapin. Pinaud manque un peu d’enthousiasme car, vu l’exiguïté du jardinet et la hauteur de l’arbre, celui-ci va bouffer la lumière d’une fenêtre. Mais il sait vivre et il camoufle son désappointement. Visite des locaux. La maison n’est pas neuve, mais elle est du moins en bon état. — Voici le livinge-rome, déclare notre hôte. La pièce est vaste, claire et meublée de pliants et d’une table de cuisine. Les autres carrées sont à l’avenant. La chambre comprend une paillasse et une caisse. La cuisine, un Butagaz, un arrosoir et une pile de vaisselle. Ça renifle bon. Mme Bérurier en glousse d’aise et son bœuf va poliment soulever les couvercles des casseroles, histoire de vérifier ce qui mijote. Sa gravosse, qui connaît à fond les usages, proteste à nouveau : — Voyons, chéri, tu débloques ! Ça fait peigne-c… ! Le Gros se ramène vers son tas. — C’est de la blanquette, dit-il… Et du riz. Le visage de la dame en rose s’assombrit quelque peu à la perspective de ces agapes modestes. Elle s’attendait à la grande fiesta. Elle voyait tout de suite un dindon par personne et du gigot comme amuse-gueules. — On va pouvoir passer à table ! prévient Mme Pinaud. — Auparavant, décide le Gros, faut planter ce sacré sapin ! Après la tortore on n’aura plus envie de bosser… Pinuche dit que ça ne presse pas, espérant vaguement que le sapin sera groggy ; mais quand Béru s’est mis une idée dans la lanterne, rien ne peut l’en déloger. On va emprunter une pioche et une bêche chez le bouseux d’à côté et on détermine l’endroit le plus approprié pour la plantation, c’est-à-dire dans un carré de vieux poireaux montés en graine. — Je t’ai pris un sapin, explique Béru, parce que ça reste vert toute l’année. Il pose sa veste noire sur un tas de terre, retrousse ses manches, crache épais dans ses battoirs et se met à piocher sec. Soucieux d’apporter ma contribution à l’effort commun, je dégage la terre au fur et à mesure. Le gars Béru a raté une merveilleuse vocation de terrassier. Faut le voir taper dans la glaise ! Pour se donner du cœur au bide, il brame à tue-tête : « J’ai soif de tes bras féminins. » Sa voix altière ébranle les confins. Les taureaux du Centre, disséminés dans les pâtures, et les vaches inséminées dans les étables lui répondent. Noble chorale à côté de laquelle celle de Mgr Maillet est peu de chose. Soudain le Gros cesse de mugir. — Tiens ! c’est calcaire dans ton coin, dit-il à Pinuche. L’autre gland est planté dans son bleu-jean qui met en valeur ses genoux cagneux. Il évalue de ses yeux mités la hauteur du sapin une fois qu’il sera planté. — À cause ? demande-t-il. — Le sol est tout blanc. On dirait que je pioche dans de la farine, maintenant. — Y a p’t-être eu une école au temps des Gaulois à c’t’endroit-là, suggère Pinaud qui sans être féru de zoologie a du moins des idées sur la question. — Pourquoi une école ? — Ben, à cause de la craie… — Tu ne sais donc pas qu’à cette époque on se servait d’un ciseau à froid en guise de pointe Bic ? Tandis que nous nous livrons à ces hypothèses, Béru continue de piocher. Tout à coup il reste immobile, la pioche levée. — N… de D… ! s’exclame le digne homme. Nous le regardons. Il fixe l’extrémité de sa pioche avec des lampions gros comme mes poings. — M… ! fait Pinaud. Pour ma part, je m’abstiens de surenchérir dans l’épithète malsonnante, mais je me frotte le pare-brise car je doute de mes sens. Le Gros vient de ramener un crâne humain à la pointe de son outil (lequel va devenir par cette occasion la pointe de l’actualité). Il a planté la pioche dans un des yeux et a arraché le blaud ! Je me ramasse les bords, vite fait, et je viens contempler cette tronche sous le nez. Quelques morcifs de peau adhèrent encore aux os. Des cheveux subsistent, çà et là… Probablement sont-ce des crins de bergère ? La chaux vive a détérioré cette dame et je dois convenir qu’elle n’est plus guère présentable. Pinaud bave doucement sur son pull à col roulé. — C’est ce qui s’appelle se faire coincer la main dans le trou du tronc du culte ! déclare Bérurier. T’as un drôle de sous-sol, Pinuche. T’es certain que ça fait partie du gros lot ? Le cher homme se rabat sur sa précédente hypothèse. (Un dentiste plein d’esprit dirait que c’est une hypothèse dans terre.) — Ma maison a p’t-être été bâtie sur un cimetière de Gaulois, non ? suggère le malheureux ! — T’t’à l’heure c’était l’école, maintenant le cimetière, gouaille Béru, tu veux parier qu’on va finir au claque ? — C’est ma femme qui va rouspéter, bavoche Pinuche. — D’accord, lui dis-je, ça fait désordre… Mais enfin tu n’y es pour rien. L’autre, très autruche d’esprit, se lamente : — Si ç’avait pas été de cette charognerie de sapin, jamais on aurait creusé aussi profondément… — Merci, dit Béru, pincé. Moi qui croyais te faire plaisir ! Un sapin que j’ai eu un mal fou à déterrer du bois de Vincennes ! Voilà que la crémaillère tourne au vinaigre. Il faut convenir qu’en fait de hors-d’œuvre, c’est gagné. — Qu’est-ce qu’on va faire ? tranche le Gros. Pinaud tire sur sa moustache de rat d’égout. — Si ça ne vous ennuyait pas, on irait déjeuner… Après on verrait. Je comprends qu’il ne tient pas à gâcher la réunion, le roi du slogan sur nouilles. — O.K., remets cette personne en place, enjoins-je à Béru. Pinaud a raison, nous statuerons plus tard. Pour l’instant, inutile de parler de ça aux dames, ça leur couperait l’appétit. CHAPITRE III Dans lequel le déballage se poursuit Dire que le déjeuner est plein d’entrain serait exagérer. Mais enfin il se déroule normalement. De temps à autre, mes collègues et moi-même échangeons des regards entendus. Mme Pinaud vante le charme de l’endroit. Elle dit que lorsque son acolyte prendra sa retraite, ils viendront se retirer ici. — Nous arrivons à un âge où il faut faire son trou, conclut-elle. Là-dessus, Béru éclate d’un rire qui constelle de grains de riz la robe de sa femme. Pinaud semble très malheureux. Avouez que c’est pas de bol ! Gagner une maisonnette et savoir qu’il y a un cadavre de femme dans le jardin… — Vous semblez préoccupé, commissaire ? demande Mme Pinaud. — Je rêvasse, dis-je. Ce calme est tellement reposant. — Comment trouvez-vous la blanquette ? — Aux petits oignons, chère madame ! — Il y en a qui mettent des os à moelle dedans, déclare la baleine à moustache en remplissant son assiette. — Je sais, fait la mère Pinuche, vexée sur les bords, mais le boucher d’ici n’avait plus d’os. — Si le boucher n’a pas d’os, je peux vous dire où en trouver, commence le Gros qui en est à son seizième godet de juliénas. Pinaud lui fait les gros yeux… Notre collègue se rabat alors sur la blanquette. C’est un match au finish qui démarre entre lui et sa bonne femme. La baleine marque un essai en finissant sa seconde assiettée de blanquette ; elle réussit la transformation en s’octroyant une nouvelle porcif aussi monstrueuse que les précédentes. Du tac au tac, Béru opère une sortie en touche à quelques centimètres des poteaux. Il fait une passe de sauce à sa cravate, réussit un drop-goal au gros rouge et égalise. Mêlée confuse sur la marmite pour savoir lequel des deux va la torcher. Dans les deux camps on talonne ferme, puis force reste à la moustache. Le Gros doit se contenter de lécher la cuiller. À la mi-temps sa morue (le) mène (par le bout du nez et) par 8 à 5. La salade d’endives remet tout en question. C’est Béru qui bloque le saladier en premier et qui le déverse dans son auge. Celle-ci est tellement pleine qu’il en dégringole jusque dans sa braguette. Il néglige cet excédent pour le moment, le réservant pour la bonne bouche et s’élance à grandes fourchetées. C’est du Puig-Aubert de la bonne année. Quelque chose d’aussi titanesque que le France-Écosse, qui se déroule en ce moment à Colombes. La bataille connaît sa pleine âpreté aux fromages. Les deux conjoints (joints par M. le maire) font un arrêt de volée et, cette fois, c’est la vioque qui éventre le calendos et ratiboise le gruyère. Elle se l’adjuge en presque totalité, ne laissant aux autres qu’une douzaine de trous pour le cas où ils voudraient faire une partie de golf… Devant ce déchaînement, le Gros se replie sur des positions préparées à l’avance par les caves Nicolas. Il finit le bordeaux, décapite le brouilly et s’en téléphone trois gorgeons. Il ne se tient plus, la victoire maintenant ne peut plus lui échapper. Dans un élan superbe notre homme se farcit la moitié de la tarte aux pommes, onze petits-fours emboutis par sa nana et quatorze bananes. Il s’arrête, violet, repu, heureux, la bouche luisante comme un jeu de cartes de tripot, l’œil illuminé, plus boa que le roi des constrictors ; pour tout dire, vainqueur ! Nous nous retenons d’applaudir. — Nous allons aller prendre le café dans le jardin, propose Mme Pinaud. Son bonhomme me fait un signe éperdu. — Je trouve quant à moi que nous sommes très bien ici, n’est-ce pas, M’man ? interviens-je. Je fais du pied à Félicie pour qu’elle renchérisse. Précaution superfétatoire. Il suffit que je dise blanc pour que ma brave vieille cavale chercher un paquet de Persil ! — Mais naturellement ! Vous vous êtes donné assez de mal comme ça, chère madame Pinaud ! Le vieux crabe me regarde. Ouf ! sauvés par le gong ! Il m’adresse alors un message muet, qui, traduit en clair, signifie S.O.S. Je me lève et m’approche de la porte. Il vient m’y rejoindre. — Écoute, San-A., fait-il à voix basse, j’ai gambergé à cette histoire pendant le déjeuner… Il faut absolument qu’on ne dise rien aux grognaces. Si ma femme apprend qu’y a un macchabée dans le jardin, elle voudra plus habiter ici, et cette maison, si je te disais, ça représente tellement pour moi ! Je partage entièrement son point de vue. Après tout, la dame dans la chaux est certainement là depuis un bout de temps. Elle peut attendre vingt-quatre plombes de mieux. Quand on est squelette, on n’a plus le droit de jouer les petites impatientes ! — O.K., fais-je. Va en loucedé flanquer quelques pelletées de terre sur la personne. On plantera l’arbre de l’autre côté et demain, quand ta femme et toi aurez regagné votre base parisienne, je viendrai m’occuper de cette affaire. Il a les châsses plus larmoyantes que jamais. — T’avoueras d’une malchance, hein ? — Faut pas t’en faire pour ça, Pinuche. C’est une locataire bien réservée, hein ? Et qui tient peu de place… — Tu crois que c’est un crime ? — Ben… on peut d’ores et déjà le supposer, je ne vois guère une fille se suicider et s’enterrer à quatre-vingts centimètres de profondeur saupoudrée de chaux vive… — Alors, ça va faire un pataquès du tonnerre et ma femme l’apprendra ! — P’t-être qu’il y aurait moyen d’écraser le coup ! N’oublie pas que ta carrée constitue un lot ! Et que ce lot est offert par un journal. Mince de publicité pour ton baveux, tu vois d’ici le nuage d’encre chez les confrères ! Tu parles qu’à Lutèce-Midi ils feront fissa pour endormir les zigs de la Sûreté ! — Tu crois ? — Espère ! Les journaleux et les poulets, on est comme qui dirait postérieur et chemise dans les cas graves ! Mme Pinaud nous interpelle depuis la cuisine : — Eh bien, messieurs, que signifient ces messes basses ? Je me retourne, le sourire aux labiales mais l’invective à portée du cœur. — Nous célébrons les charmes du Vexin, dis-je… Alors elle sert son caoua, radieuse. Je mesure à quel point en effet cette casba est importante pour le couple. Elle constitue son aboutissement, le couronnement fortuit de ses trente-cinq ans d’attelage. — Des messes basses, murmure Pinaud, ça serait pas superflu, avoue ? — Cours faire ce que je t’ai dit, je vais affranchir le Gros. Il commence à être blindé et j’ai les jetons qu’il déballe des astuces en fer forgé sur ta locataire. Pour l’instant, le couple Bérurier somnole derrière la fumée du café. Félicie qui s’ennuie civilement me brandit un tendre regard par-dessus la table. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais les femmes de l’âge de Môman ont le secret de vivre avec une aimable résignation les moments chiatiques de l’existence. Elles savent subir, quoi. Je crois que ça vient de leur génération. Après elles, ce sera liquidé, on ne trouvera plus personne pour parler de banalités pendant des après-midi entiers. Faire semblant de se passionner pour une recette de cuistance, pour une marque de café ou de truc qui bout plus blanc (plus blanc que quoi ?) ; raconter la rougeole d’un petit-neveu, le fibrome d’une voisine ; donner son sentiment sur la bombe atomique qui détraque le temps (les saisons ne se « font » plus) : tout cela constitue un art en péril. L’art d’user un dimanche gris ! L’art de franchir une durée morose sans paraître la trouver morose… Chère Félicie… Pour l’instant elle explique à la mère Pinaud qu’il faut toujours mettre un morceau de sucre dans le civet de lapin. L’autre qui a vécu cinquante-quatre ans sans savoir ça pousse des onomatopées variées. Encouragée, Félicie développe la révélation. Elle explique les conséquences du morceau de sucre ; son incidence sur la marinade ; elle précise son intervention ; minute avec une rigueur d’artificier le temps de cuisson. Bref, ça devient une véritable opération. De temps à autre, la baleine ouvre un œil bouffi pour indiquer qu’elle file le train aux explications de Môman. Son mâle en écrase, le menton étalé sur la cravate. Il a posé sa veste, et sa chemise blanche, éclaboussée de blanquette, ressemble à une peau de léopard. Son chapeau rejeté sur la nuque laisse voir les rides de son front congestionné. Gavé, plein, triomphant, il croupit béatement dans l’abrutissement de la nourriture. Je bois mon café et j’éveille Béru. Il vagit, manque de se flanquer à bas de sa chaise et promène sur l’assemblée ses yeux énormes striés de rouge. — Ce qui s’passe ? éructe l’inspecteur. — Bois ton café, Gros, on va finir de planter le sapin… La mémoire lui revient, il a un rire lunaire qui découvre ses chicots noirs. — Tu veux dire qu’on va finir notre partie d’osselets ? Je décrète l’état d’urgence et lui vote un coup de tatane dans les montants. Il gémit. Heureusement, ces dames n’ont rien remarqué. Docile, il vide sa tasse et ne fait aucune difficulté pour me suivre. Une fois dehors, je lui explique les nouvelles décisions à l’ordre du jour : Motus et mine de rien… Il est pour. Pinaud a presque recomblé la fosse où repose miss Chaux-Vive. — On va planter ce bon Dieu de sapin à gauche, déclare-t-il. Ça va masquer la rocaille (il y a en effet un monticule de cailloux artistement disposés à cet endroit), mais tant pis. — Et la bonne femme qu’est là ? demande le Gros. — On s’en occupera demain ! Béru reprend la pioche. Certains de mes lecteurs vont sans doute penser que nous nous comportons cavalièrement avec la morte et qu’il est malséant de pendre une crémaillère à deux pas d’une tombe ! Ils se diront aussi, car ils sont bourrés de préjugés comme une dinde de Noël l’est de marrons, que lorsqu’on découvre un meurtre, on doit s’en occuper toutes affaires cessantes. Je leur répondrai donc que nous sommes des flics, c’est-à-dire des gens blasés, à qui la mort et le crime sont familiers, et que nous avons notre optique sensiblement faussée par rapport à la leur. Béru pousse des rugissements susceptibles de faire croire aux habitants de l’aimable localité que le cirque Barnum est dans leurs murs. — Tu parles d’un pousse-café ! meugle-t-il en plantant sa pioche dans la terre généreuse. — À qui la faute, hein ? rouscaille Pinaud. Qui a eu l’idée d’apporter cette sacrée saloperie de sapin, hein ? Avec ça que ça pousse vite et que dans vingt ans les branches entreront dans la maison ! Comment je ferai pour fermer la porte, dis voir ? Béru entre alors dans une violente colère d’où j’ai toutes les peines du monde à le faire sortir. Il dit à Pinaud que dans vingt berges ce ne sont pas les branches de l’arbre, mais ses racines qui risquent de lui causer des ennuis vu qu’il sera, selon toute estimation logique, canné comme la dame de ce matin. Il ajoute qu’on ne l’y reprendra pas à vouloir faire plaisir aux amis. Pour une fois qu’il a une délicatesse, il en est mal récompensé. Il termine en suggérant deux autres solutions concernant le sapin : « Tu peux, dit-il, soit en faire du bois, soit t’en servir comme thermomètre. » L’idée du vieux chnoque affligé d’un tel ornement est si plaisante qu’il est le premier à en rire… Sur ce, apparition des dames. — Nous allons faire une petite promenade digestive ! informe Mme Pinaud… La baleine n’a pas tellement l’air enthousiasmée, mais Félicie, qui lui donne le bras, l’entraîne à petits pas dans le chemin bordé de merles. Pinaud regarde la maison. — Va falloir lui trouver un nom, dit-il. T’as pas une idée, San-A., toi qui écris des livres ? — À ta place, j’appellerais ça « Au Repos éternel ». Il soupire. — On ne peut pas causer sérieusement avec toi. J’avais pensé à « Sam’ Suffit », c’est drôle, non ? — Trop original, tranche Béru. Je préférerais « Beau Séjour ». — C’est joli, mais ça fait hôtel ! Le Gros s’arrête de piocher. — Pourquoi ça ne ferait pas hôtel, dit-il, c’est pas les pensionnaires qui te manquent ! Et de désigner une main qui émerge du nouveau trou. CHAPITRE IV Dans lequel je fais du transport en commun Il y a une minute de silence, à peine troublée par le pépiement des petits oiseaux. Eux, ils ont l’immensité du ciel pour s’ébattre et du moment que les chevaux de la région ne sont pas constipés, ils se foutent des macchabées de Pinaud comme de leur premier duvet. Nos six yeux (attendez que je refasse le compte… oui, c’est ça) nos six yeux sont rivés sur cette main squelettique qui jaillit de terre comme pour faire le pied de nez à M. Le Corbusier. En fait de spectacle, c’est assez extraordinaire. Le plus curieux encore, c’est cet anneau d’or qui brille à l’un des doigts. — C’est une main gauche, murmuré-je. Mes collègues me regardent lourdement. Pinaud a des larmes plein ses yeux bigleux. Sa pauvre bicoque ! Vous parlez d’un mausolée ! — Je boirais bien quelque chose de fort, dit Béru. Sans quoi je crois que j’aurai des ennuis avec la blanquette. Je file un coup de périscope en direction du chemin emprunté par les femmes. Le trio s’éloigne entre les buissons. Les braves dames ne se doutent guère de nos trouvailles. Elles mènent leurs petites parlotes, peinardement. Tricot, exposition de blanc, sauce madère, asthme chronique, leur répertoire est si vaste ! — Qu’est-ce qu’on branle ? demande Pinaud, effondré comme un château de sable après le passage d’une horde d’éléphants. — Bérurier a raison : tu vas aller chercher du Fly-Tox-à-chagrin, pendant ce temps on va finir de déballer ce monsieur. — Comment que tu peux savoir que c’est un monsieur ? demande Béru. — À la dimension de son alliance, gars. T’as déjà vu une bergère avec un rond de serviette à l’annulaire, tézigue ? Pinaud se manie pour aller récupérer la boutanche de Negrita. Ces émotions-là se soignent au jus de canne à sucre (réserve Deibler and Family). Le Gros, pris d’une fureur subite, active le rendement. On dirait qu’il est aux pièces et qu’il a besoin de se faire un peu de fraîche pour loquer la femme de sa vie. En moins de temps qu’il n’en faut à un type affligé de la danse de Saint-Guy pour éplucher un œuf dur, il a mis au jour les restes de l’honorable personnage que Pinaud a l’honneur d’héberger involontairement. Ce sont ceux d’un homme de grande taille. Des lambeaux d’étoffe, vestiges d’un costar qui fut peut-être très fashionable, entourent les baguettes du monsieur. Pinaud qui radine avec sa boutanche de sirop pour guillotiné continue de larmoyer avec ses yeux de plâtre. — C’est la fin de mon bonheur, pleurniche-t-il… Quand ma femme va savoir… — Écoute, pépère, le sermonné-je, y a pas de raison qu’elle le susse ! On va camoufler ce pèlerin comme on a camouflé sa voisine d’à côté et vous allez rentrer à Paname avec nous, on se serrera. Dis que tu ne te sens pas bien… Moi je me charge de tout ! — Tu crois qu’il y en a d’autres ? balbutie le vioque. — Pourquoi pas ? — Mais qu’est-ce que ça signifie, tous ces gens clamsés ? Bérurier, que le rhum rend joyce, plaisante : — Y a p’t’être eu une épidémie d’oreillons dans le secteur… Comme les silhouettes des trois dames se profilent au sommet du coteau, on se manie l’oigne pour dissimuler la dépouille du « nouveau ». Je vais chercher une bâche dans le coffre de ma Brabant et je l’étale sur le fagot d’os. Ensuite on recouvre la bâche de terre pour la dissimuler aux regards investigateurs de Mme Pinuche. — Et le sapin ? demande le Gros, mortifié dans sa Ford intérieure. Pinaud n’y tient plus. Il explose comme un pétard au 14 Juillet. — Ta merderie de sapin, tu peux en faire des cercueils pour ce beau monde. Si tu m’avais amené un pot d’hortensias comme tout le monde, jamais on n’aurait découvert ces ossements et je serais resté peinard ! Béru pâlit, ce qui est, vous le pensez bien, une image, car la seule manière de le faire pâlir c’est de lui plonger la frite dans un sac de farine. — Puisque c’est ainsi, dit-il, je le remporte ! — C’est ça, clame Pinaud, tu pourras le mettre sur le rebord de ta fenêtre ! — J’en ferai cadeau à des gens plus compréhensifs ! La voix de l’oraison se manifeste par ma bouche sensuelle : — Finissez de vous incendier, les gars… On va laisser l’arbre de côté avec les racines dans le sol et, par la suite, Pinuche pourra se le planter si ça lui botte. Les dames radinent. Pinaud, soucieux d’évacuer sa bergère en vitesse, chique au gnace malade. Il se plaint de douleurs intercostales et propose son pouls à tout le monde afin de montrer qu’il a une fièvre de bourrin. La mère Pinuche rouscaille que « ça ne se fait pas quand on a du monde ». Félicie, à qui je décoche mon œillade 38 ter de la catégorie A, dit qu’on ne choisit pas ; que c’est un refroidissement et que ceci et cela. J’interviens : — Nous allons tous rentrer, madame Pinaud. Si votre bonhomme doit être malade, vaut mieux qu’il le soit à Paris, car ici les toubibs doivent êtres rares ! — Et ma vaisselle ! qu’elle proteste, la tarderie. Félicie est là pour un coup. — Je vais vous aider, nous en aurons pour un quart d’heure. La Vache-qui-rit du Gros ne propose pas ses services. Cette trotte au grand air l’a vannée. Elle souffle comme toute une verrerie de Murano. Elle se laisse tomber sur un pliant. Ce pauvre siège qui n’était pas conçu pour supporter des tonnages pareils laisse péter sa sangle de retenue et voilà ma Berthe Béru qui se répand, les jambons en l’air, les dessous remontés jusqu’au menton. Comme il a toujours été dit que « l’union fait la force », nous nous y mettons tous et parvenons à la relever. Elle glapit qu’elle va avoir des bleus plein le rez-de-chaussée et qu’elle ne sera plus présentable. Félicie lui dit qu’en mettant de l’huile d’olive sur les meurtrissures il n’y paraîtra plus. Bref, la confusion se calme, la vaisselle se fait et deux plombes plus tard y a dislocation du cortège à Paname. Je dépose mes passagers devant leurs domiciles respectifs avec promesse de prochaines agapes. Félicie, toujours bonne et indulgente, toujours soucieuse aussi de ne pas être en reste, invite cette fine équipe pour le premier dimanche après le rétablissement du révérend Pinaud des Charentes. Joyeuse perspective, les mecs. Nous nous retrouvons enfin seulâbres, elle et moi. — Nous rentrons ? demande-t-elle avec ce petit air peureux qu’elle a parfois lorsqu’il lui trotte une petite idée dans la tête. Elle a la frousse même de ses arrière-pensées, Félicie ! — Oui, M’man, je viens de me rappeler que… Ce que je déteste lui mentir. Je la boucle. Félicie regarde par la portière le doux paysage du bois de Boulogne. Y a des bagnoles stoppées dans les allées discrètes et des amoureux qui se font la vitrine, d’autres qui se croient à Saint-Claude (Jura). Y a aussi des petits hotus bien fringués avec leurs nurses ; des pépées à huit cents tickets le mois descendues de leur décapotable pour soulager la vessie de Médor ; et puis, parfois, des zigs déguisés en piqueurs qui se tapent le baigneur sur un bourrin en se prenant pour Zorro ou d’Artagnan. — Dis-moi, Antoine… Tu vas t’occuper de ce cadavre enfoui dans la propriété de Pinaud, n’est-ce pas ? J’en ai le nougat qui écrase la pédale du frein. Je me range en bordure de l’allée cavalière, très cavalièrement, et je me détranche sur Môman. Elle a les yeux pleins d’une légère ironie. — Comment que tu as découvert ça, M’man ? — Eh bien, lorsque vous creusiez ce trou, avant le déjeuner, je vous regardais par la fenêtre… Évidemment, quand nous sommes ensemble elle passe son temps à m’admirer, Félicie. Elle n’en revient pas, la pauvre chérie, d’avoir donné le jour à une telle perfection ! Ça n’est pas « nous » qu’elle regardait, mais « moi ». Et je le bonnis sans orgueil. La brosse à reluire c’est pas mon blaud. D’ailleurs pourquoi me ferais-je encaustiquer les chevilles ? Tout le monde le sait que je suis beau comme Apollon ; sexy comme un kilo de cantharide ; plus élégant qu’une couvée de Murville ; et que mon intelligence est tellement au-dessus de la moyenne que lorsqu’un quidam normal veut me causer il est obligé d’emprunter l’échelle double de la caserne Champerret ! Oui, pourquoi ferais-je étalage d’une supériorité que personne ne songe à contester, hmm ? — Alors, M’man, tu as vu ce crâne humain au bout du pic de Béru ? — Oui. Et, doux Seigneur, ça m’a coupé l’appétit. — J’ai bien vu que tu ne mangeais pas, mais je croyais que c’était le marathon des obèses qui t’écœurait… — Qu’est-ce que c’est que ce cadavre ? — Celui d’une femme… — Un meurtre ? — Probablement… — À ton avis, il y a longtemps qu’il est enterré dans ce jardinet ? — Celui-ci, je ne saurais dire, car on l’a enfoui dans de la chaux vive… Elle sursaute. — Pourquoi dis-tu « celui-ci » ? — Parce qu’il y en a un second, M’man. On l’a exhumé tandis que vous faisiez digérer la baleine ! Et le second, c’est un cadavre d’homme. Il n’était pas dans la chaux et, à en juger par sa physionomie actuelle, il y a tout lieu de penser qu’il repose dans cette fosse depuis plusieurs années ! — Mon Dieu, tu ne trouves pas cela horrible ? — Je trouve surtout que le hasard est inouï. Que ça soit un inspecteur de police qui gagne cette propriété farcie de cadavres, c’est un comble, non ? — Que vas-tu faire ? demande Félicie. — Quand un lapin voit une carotte, il la ronge, M’man… Elle soupire. On n’a pas besoin de se parler, elle et moi, on se comprend à coups de silence. — Tu veux venir avec moi ? Une vraie môme ! Imaginez une gosse qui s’écraserait le pif contre la vitre d’un pâtissier (image classique) ; quelqu’un sort et lui offre le plus mahousse des gâteaux exposés… Bille de la môme ! Pour Félicie, c’est du pareil. — Si tu crois que je ne te dérangerai pas… Au lieu de répondre, je lui pince l’oreille. Puis je fais une savante manœuvre au rond-point suivant pour remettre le cap sur Pantruche. CHAPITRE V Dans lequel je fais mon entrée dans le journalisme, et presque aussitôt ma sortie ! Lutèce-Midi est en veilleuse en cette fin de dimanche. La grande boîte est silencieuse. Dans le hall d’entrée, il y a un vieillard à barbiche qui lit la dernière édition épinglée au mur et un huissier revêche, dans un box vitré, sérieusement occupé à ne rien faire, ce qui est plus malaisé qu’on ne l’imagine. Le mec en question serait chauve s’il n’avait collé à la Seccotine ses dix-huit derniers cheveux. Je me pointe vers sa cage et il me regarde arriver avec dégoût, comme si je sortais d’une fosse à purin. — Mouais ? demande-t-il. — Le rédacteur en chef est-il ici ? — Non. — Je voudrais voir l’un des secrétaires de rédaction, en ce cas. — C’est pourquoi ? — Je lui expliquerai moi-même… — Il est occupé ! — Il le sera bien davantage quand je l’aurai vu ! Comme il reste en catalepsie, je lui montre ma carte. Ce bœuf dominical la contemple sans émoi. — Allons, pépère, grommelé-je, un bon mouvement : annoncez-moi. Mon blaze, c’est San-Antonio, ça se prononce comme ça s’écrit ! Il réprime un gros rot de bébé repu et décroche son bigophone. — M. Quillet est ici ? demande-t-il. On lui répond qu’il est au marbre. Il sonne le marbre. Cette fois il brûle, si je puis oser cette métaphore. Le marbre ! Voilà qui est de circonstance. J’adresse une pensée respectueuse aux deux habitants de Magny qui attendent dans la terre glaise qu’on s’occupe d’eux. Le moment est venu de faire des concessions ! — Monsieur Quillet ? Y a là un commissaire San-Antonio qui veut vous causer ! Il écoute, hoche la tête. — Il va vous recevoir dans dix minutes… — Parfait, mais je tiens à vous préciser deux choses, cher monsieur… Ses sourcils font la toiture chinoise. — Ah ! Mouais ? — Mouais. Primo, je ne suis pas « un » commissaire San-Antonio, mais « le » commissaire San-Antonio. Ensuite, je ne veux pas causer à ce monsieur, mais seulement lui parler… Il est si ahuri que l’un de ses cheveux se décolle sous l’effet de la transpiration. Je rejoins le vieillard à barbiche près du panneau où est affiché Lutèce-Midi d’hier. Le vioque ligote le feuilleton. Ça s’intitule Yvan Duvan ou le Roman d’un publiciste. La barbiche du vieux tremblote. Ça doit être certainement très poignant. Le genre de littérature qui donne du courage aux petites gens en leur prouvant que n’importe qui peut faire fortune, à condition d’avoir le téléphone, un porte-documents et une boîte aux lettres aux Champs-Élysées. Une main vigoureuse s’abat sur mon épaule. — Qu’est-ce que tu fous là ? Je décris un mouvement pivotant et je reconnais la petite Blagapar qui, à Lutèce-Midi, s’occupe des « Ragots de la pipelette » sous la haute direction de Manon Ilescié. Amusant personnage que miss Blagapar. Pantalon d’homme, blouson de cuir, coiffure à la Marlon, pas de maquillage, toujours rasée de frais, ayant droit au monocle à l’œil ; bref on a envie d’entonner le God Save the Gouine en l’apercevant. Je fais jouer mon omoplate et je lui dédie un sourire qui n’a pas plus de chances d’atteindre son cœur qu’une fusée Atlas n’en a d’atteindre la Lune. — J’attends d’être reçu par un certain Quillet. — T’as rancart avec Roger ? — S’il se prénomme Roger, oui ! — Qu’est-ce que tu lui veux ? — Fais jouer tes cellules, beau gosse… Que veux-tu qu’un poulet veuille à un journaleux ? Un tuyau, parbleu ! — Tu tombes bien, parce que Quillet, justement c’est une encyclopédie ! — Oh ! dis, tu ne fais pas relâche le dimanche, toi au moins. T’as la boutade facile. C’est même de l’extraforte, comme chez Bornibus ! — Mince, tu parles latin, San-A. ! Elle a sur les épaules un duffel-coat dont un clodo ne voudrait pas comme oreiller. — Monte dans mon burlingue, y a du feu, plaisante cette ravissante erreur de la nature. Un ascenseur ultrarapidos nous entraîne dans une folle ascension. Les couloirs sont vides comme la poubelle d’un chômeur. Blagapar (dite Aïoli pour les dames) ouvre une lourde. — Installe-toi ! Je pose la partie essentielle de moi-même dans un fauteuil nucléaire plus moelleux qu’un discours de chanoine. — Ça marche, les amours ? m’enquiers-je poliment. — Je me plains pas, assure Aïoli. J’ai recueilli une veuve ces derniers temps… Depuis le french cancan on n’a rien trouvé de mieux que le noir pour vous flageller l’imagination. Mais cette chère petite a son job chevillé au corps. — Tu n’aurais pas un écho pour la rubrique, San-Antonio ? — P’t-être, fais-je, mystérieux. Mais je doute que votre directeur général le trouve à son goût. — Vas-y, implore-t-elle. — Non, ma beauté. Avec cet écho-là, je n’ai qu’à aller à France-Soir et ma fortune est faite. J’ajoute : — La mienne, mais pas la vôtre. La voilà qui se transforme en point d’interrogation, comme la publicité de Bic. — Me fais pas languir, flic à la noix, sinon j’annonce dans toutes les éditions de demain que tu vas épouser Pauline Carton ! À cet instant son bignou retentit. Elle décroche. — Oui, Roger, dit-elle, il est là. Et ce saligaud joue les sphinx, viens donc m’aider à le dénoyauter ! Le dénommé Quillet fait son entrée trois minutes plus tard. C’est un maigre au visage en forme d’enseigne de notaire. Il porte deux pulls et une longue jaquette caca d’oie à boutons de nacre. — Voici l’illustre San-Antonio, présente Aïoli en bourrant calmement une pipe ; le flic qui résout les problèmes avant qu’ils lui soient posés. Elle pointe le tuyau de sa bouffarde vers l’arrivant. — Et ce truc-là, c’est Quillet, le roi de la mise en page. Suivant l’abondance des nouvelles, il fait d’un vol de clapier quatre colonnes à la une ou trois lignes à la cinq ! Nous nous serrons la louche, Quillet et moi. Il a les doigts noircis par l’encre d’imprimerie. Je m’essuie discrètement à mon mouchoir. — Vous désirez me voir, commissaire ? — En toute franchise j’aurais préféré le rédacteur en chef, mais vous pourrez peut-être m’affranchir. — Tu sais, gouaille Aïoli, il a sa licence de droit et il est sélectionné pour un prochain Télé-Match ! — Qu’est-ce que vous désirez savoir ? demande sardoniquement le fabricant de coquilles, les résultats sportifs d’aujourd’hui ? « En match de coupe, Sète a battu Troyes par 7 à 3 ! — Spirituel, admets-je, faudra que je m’abonne. Je n’aime pas cette bouille en grain de courge. C’est le genre de mec qui se croit malin parce qu’il est le premier à savoir que Macmillan a la rubéole ou que Brigitte Bardot va se faire opérer des amygdales. Il ne songe pas un instant que deux plombes plus tard tous les lecteurs de son baveux en sauront autant que lui. — Alors, San-A., implore Aïoli, tu annonces la couleur ? — Je voudrais savoir quel est l’endoffé qui s’occupe du concours dans votre usine à bobards. — Mais au fait, c’est vrai ! clame Quillet ; c’est un de vos subordonnés qui s’est farci la cabane, cette année ! — Dommage qu’elle soit hantée, dis-je, sibyllin comme Tarquin-le-Superbe. — Hantée ? demande Quillet, croyant à une astuce. Pour se donner une contenance, il frotte ses pompes de croco avec la housse d’une machine à écrire. Pendant ce temps, la championne du gigot à l’ail toutes catégories fabrique de la fumée malodorante avec son incinérateur de poche. Je n’ai pas envie de me laisser manœuvrer par ces marchands de scandales. — Permettez, c’est moi qui questionne… — Vous vous croyez dans votre bureau de la maison Royco ? remarque Quillet. Si je ne me retenais pas, je lui ferais becqueter du cartilage de main droite aux marrons. — Écoutez, Quillet, dis-je, conciliant en surface, mais vachement en renaud de l’intérieur, quand je vous aurai affranchi sur ce qui m’amène — à condition naturlich que vous soyez sage — vous n’aurez rien de plus pressé que de cavaler à Notre-Dame pour y faire fondre à ma santé des cierges gros comme mes cuisses. — Ah mouais ? — Mouais. Et autre chose encore, cher gaspilleur de papier, si vous continuez à le prendre sur ce ton, je change de crémerie. Et si je change de crémerie à cause de vous, en l’apprenant votre diro vous filera dehors tellement vite que vous n’aurez pas le temps d’aller décrocher votre imper ; après ça, le seul emploi auquel vous pourrez postuler sera celui de vidangeur, à condition toutefois que vous vous cloquiez une fausse barbe et que vous changiez d’identité. Aïoli se trémousse. — Tu ne vois donc pas que c’est grave, eh ! apôtre ? lance-t-elle à son collègue. Quillet me paraît impressionné tout de même. — Mais sapristi, c’est vous qui faites des mystères ! grogne-t-il, si vous nous disiez ce que… — Alors on reprend tout à la base : qui s’occupe de ce bon Dieu de concours ? La môme Blagapar fait entendre un hennissement. Au fait, c’est vrai qu’elle ressemble à Gélinotte. — C’est lui, justement, dit-elle. Il en a eu l’idée. Bonne affaire pour notre cher petit canard. La direction lui a voté de l’augmentation à cause de cette trouvaille de génie. M’est avis que je suis tombé pile, les mecs ! Je regarde mon chétif vis-à-vis, m’apprêtant à le déguster… Avant de l’attaquer par la base, je m’approche de la croisée. J’aperçois Félicie, bien sage, à l’intérieur, qui lit la revue du Touring Club de France en m’attendant. La journée agonise. Les enseignes commencent à justifier ce surnom de Ville Lumière que les gars de Saint-Symphorien-d’Ozon ont donné à la capitale un jour qu’il y avait panne de secteur dans leur patelin. Je m’assieds sur le burlingue d’Aïoli. — Comment organisez-vous ce concours ? — Vous ne lisez donc pas notre journal ? — Il n’a pas cet honneur. Alors ? — Eh bien, le concours est financé par une firme. Cette année, c’était par les nouilles Levantre ! — Qui achète la « maison de vos rêves » ? — L’homme d’affaires du journal. Il soumet une liste de propriétés à vendre correspondant à l’esprit du concours à la direction publicitaire de la firme et ensemble ils choisissent le gros lot, vu ? — Cette liste de maisons à brader est constituée par qui ? — Par notre homme d’affaires. Il me montre les photos des propriétés et je fais une présélection. — Vous avez vu la carrée de Magny ? — En photo seulement. Je réfléchis. — L’adresse de l’homme d’affaires, please ? — M  Barbautour, 69, rue de la Pompe. Je note. — O.K., merci. Quillet me cramponne par un bouton de ma veste. — Eh ! dites, commissaire de mes choses, à votre tour de vous mettre à table ! — Oh ! très juste. Eh bien voilà. Je pendais la crémaillère chez mon heureux gagnant de subordonné ; mine de rien, nous avons voulu faire un peu de jardinage, ce qui nous a permis de mettre au jour les restes de deux personnes : un homme et une femme. Aïoli glapit : — Qu’est-ce que tu débloques ? — Ceci pour vous dire le parti que vos petits confrères peuvent tirer de ça. Lutèce-Midi, le journal qui offre des maisons bourrées de cadavres à ses lecteurs ! Votre concours est dans le lac, mes chéris ! « Vous allez être la risée des chansonniers… Quillet perd sa morgue. (Et pourtant il en faudrait une pour y fourrer nos trouvailles.) — San-Antonio, il faut absolument écraser ça ! — Tiens ! dis-je à Blagapar, il se réveille, le calibreur de boniments ! L’autre est plus pâle que toutes les laiteries suisses réunies. — Faites quelque chose, quoi ! ronchonne-t-il. — Ah oui, et quoi ? On va récupérer les quidams et on distribue leurs os aux médors du quartier en guise de susucre ? L’art d’utiliser les restes, hein ? — Alors ? — Vous pourriez p’t-être commencer par un coup de grelot au grand boss pour le mettre au parfum, son avis est intéressant. Des fois que le cher vénérable n’aurait pas la même optique que vous ? — Il va me jouer Manon, soupire Quillet. — Il te le jouera en version intégrale s’il apprend que tu lui as fait des cachotteries ! promet Aïoli, pour qui rien de ce qui concerne les réactions masculines n’est étranger. L’escogriffe se décide. Il est sur les rives de la débine, le Quillet illustré, à la confluence de la pestouille, là où l’on aperçoit les premiers contreforts de la mouise. Il se voit déjà offrant ses bons et aloyaux services dans les rédactions et ce futur ne l’enthousiasme pas. Pierre Larousse n’amasse pas mousse ; voilà ce qu’il se dit, Quillet, le chérubin aux mains noires. — Je crois que vous avez raison, bavoche-t-il. Il sort son Hermès de sa chaussette et cherche le tube privé du big boss. D’un doigt qui laisserait une collégienne de marbre, il compose le numéro de Simon Persavéça, le diro de Lutèce-Midi. C’est un larbin qui débouche le flacon. Il dit que Monsieur est en java avec le ministre des Affaires en cours. Quillet, téméraire en diable, objecte que c’est grave. Bref, il obtient son appareil à refuser les augmentations. L’autre doit être vachement pète-sec je vous le garantis. Il parle comme on crache. Les trompes d’Eustache à Quillet se fripent comme la robe d’une jeune fille violentée. — Monsieur le directeur, un événement de la plus haute importance pour le journal… Non, non, monsieur le directeur, ce n’est pas la guerre avec le grand-duché de Luxembourg… Cela concerne uniquement notre maison ! Notre maison ! Il en a de chouettes, comment qu’il se cramponne à ce pluriel, le grain de courge. Un pluriel, comme dit l’autre, qui commence à devenir singulier. Il s’en sert pour bercer son espoir. — … Il est indispensable que je vous voie, monsieur le directeur ! Comment ? Parfaitement… Bien… Il remet l’écouteur au portemanteau. — Il NOUS attend, fait-il. — D’après ce qu’ai cru piger, c’est vous qu’il attend, cher Quillet. — Je pense que vous saurez mieux que moi lui exposer… heu… Vous me comprenez ? — Tu parles, Jules ! — Je vais me laver les mains. Il se trisse. Je reste en tête à tête avec Aïoli. Elle caresse rêveusement ses moustaches en tétant sa pipe. — J’espère que ton petit pote n’emploie pas Omo, fais-je. — Pourquoi ? — Parce que, comme avec Omo, la saleté s’en va, il ne resterait plus grand-chose de sa personne. Tu parles d’un roquet hargneux… Elle se marre. — Il est malheureux en ménage, explique-t-elle, sa bergère fait des fugues, comme Bach, et ça l’aigrit un peu, mais à part ça, il est plutôt bon cheval. Elle tape sa pipe sur son talon plat. — Dommage que cet événement se produise chez vous, tu te rends compte d’une exclusivité, San-Antonio ? — Très bien, merci et toi ? — Y a des moments où je regrette d’être fidèle. — C’est ton côté Castro, ma vieille. Ça et la barbe, voilà vos points communs à tous les deux. C’est au cigare que la divergence s’amorce… Lui n’aime que le havane et toi que la pipe. Retour de Quillet, mains propres, haleine fraîche, cravate nouée, veston sport à boutons de cuir. C’est pas encore la gravure de mode, mais ça n’est déjà plus le faf de gogues. — J’y suis, déclare-t-il. Je prends congé d’Aïoli. — Tu ne fais pas partie de la caravane ? — Non, faut que je trouve des échos pour la chronique… En ce moment, c’est mollasson. — Ah oui ? Brigitte Bardot est entrée au couvent et Bernard Buffet est malade ? Elle soupire. — Tu ne peux pas savoir ce que c’est que ce turbin, San-A. Malgré les apparences, il ne se passe rien dans le monde. Rien de neuf du moins, et il faut que nous fassions croire à nos lecteurs qu’il est plein d’imprévu et de fantaisie. CHAPITRE VI Dans lequel je trouble certains repos dominicaux C’est un drôle de viron pour Félicie. Voilà qu’elle va s’offrir une nouvelle séance de poireau dans la chignole en attendant notre retour, à Quillet et à mézigue. Je lui en fais la remarque mais elle me sourit, heureuse, et je pige avec émotion qu’elle est heureuse pour de bon. M’attendre dans la voiture, c’est un peu être en ma compagnie. — Allons-y ! dis-je au journaliste. Nous sommes avenue du Bois. L’immeuble de Simon Persavéça compte parmi les plus mastards. De la pierre de taille façon caveau rupin, de la baie vitrée et de la porte cochère en fer forgé travaillée pogne ; bref c’est pas de la crèche pour fins de mois difficiles. Un ascenseur capitonné nous grimpe au quatrième. Le diro de Lutèce-Midi possède tout l’étage. Deux cents mètres carrés de moquette sans parler des communs ! Coup de sonnette discret de Quillet dont le vœu le plus ardent (et le plus absurde) est de ne pas être entendu. Mais les gens de son patron doivent se passer les étagères à bésicles au rince-bouteille tous les matins, car à peine avons-nous actionné le bouton que la lourde porte s’entrouvre. Un larbin en grand uniforme est là. Cérémonieux, vaguement hostile, il nous défrime comme si nous étions deux excréments canins déposés sur le paillasson. Moi, à la grosse rigueur, je pourrais passer ; mais Quillet, avec sa veste sport et sa limace jaunie par la sueur, il apparaît aussi inadmissible qu’un imparfait du subjonctif dans une phrase au présent. — Nous sommes attendus, balbutie la Quille. L’autre hoche la trombine. Il sait. C’est le magicien de l’appartement. Plutôt l’organiste. Il actionne tout ça avec un doigté d’accoucheur. Ce pingouin nous guide jusqu’à un salon tendu de gris. On perçoit, dans les abords, un brouhaha de conversations. — C’est la première fois que je viens chez le patron, fait Quillet, vous parlez d’un luxe ! Quand je pense que ce type-là vendait des brosses de chiendent en arrivant à Paris. — Le plus marrant, c’est qu’il continue à vendre des coups de brosse à reluire, assuré-je. La porte s’ouvre brusquement sur une vraie figure. Le gnace qui paraît est petit, grassouillet, avec des tifs argentés aplatis sur son dôme ; un gros pif, des châsses de goret frileux et un bridge sur la rivière Kwaï en or massif. Tellement massif en vérité qu’il s’est payé trente-deux molaires ne voulant pas ergoter sur la joncaille ! Un coup de périscope éclair à Quillet. Un autre, en point d’interrogation au gars bibi, le fils unique et préféré de Félicie, et la séance commence. — Que se passe-t-il, Quillet ? — Une chose effarante, monsieur. Permettez-moi tout d’abord de vous présenter le commissaire San-Antonio qui va vous raconter ça en détail. Il a dû jouer au rugby, Quillet. Pour la passe en arrière, il craint personne. Je me racle la gargante et j’y vais de mon déballage. Je bonnis l’affaire en long, en large et dans le sens des aiguilles d’une montre. Pendant ce temps, Persavéça allume un Henry Clay long comme un Philippe Clay et nous balance dans les codes un brouillard à fausser les radars. Il m’écoute sans faire autre chose que de la fumée à cent balles la goulée. Quand j’ai fini, il se tourne vers Quillet et lui file le regard de la découverte. L’autre se sent pâlir jusque dans le tube digestif. Il a les rotules qui applaudissent et le nez qui pend comme le tuyau d’une pompe à essence. — Vous conviendrez, monsieur Persavéça, que ce n’est pas ma faute ! — Qui vous accuse ? demande le marchand de calamités d’un ton doucereux. Vous avez eu la main malheureuse, voilà tout ! Oh ! la vache ! Sur quel ton il a balancé cette vanne ! Quillet hisse le pavillon de grosse détresse. Sa carrière, d’ici pas longtemps, ne sera pas plus présentable qu’un derrière de singe ! Le big boss, le gros magnat, ne l’accuse pas de faute professionnelle, non, c’est pire : il lui reproche de porter la cerise. Vous comprenez : y a pas mèche de se laver d’une accusation pareille. C’est absurde mais sans réplique. Après ça, on n’a plus qu’à choisir son pont préféré pour se filer à la baille. Simon Persavéça ôte son barreau de chaise de ses membranes muqueuses. Il pointe le bout incandescent en direction de Quillet. Ensuite, il le braque sur moi, espérant me voir faire camarade. — Écoutez-moi bien, dit-il. Ce genre de plaisanterie ne m’intéresse pas. Si jamais le scandale éclate, il y en a qui trinqueront. — Monsieur Persavéça, dis-je calmement, je vous fais respectueusement remarquer que deux personnes ont déjà trinqué. — Lesquelles ? — Celles qui gisent dans le jardin de Magny. Il hausse les épaules. — Vous êtes un flic réputé, vous, non ? — Moi ? Oui ! grommelé-je. Si je n’avais pas appris les retenues en classe, je lui ferais becqueter son cigare. — Je vais téléphoner à votre patron pour lui dire qu’il vous mette en disponibilité le temps qu’il faudra afin que vous éclaircissiez le mystère… Travaillez avec discrétion. Je le contemple d’un air d’en avoir deux. (Ce qui est exact, je peux produire un certificat médical à l’appui de mes dires.) — Dites, monsieur Persavéça, vous oubliez que, dans une affaire de ce genre il y a deux défunts et au moins un assassin. « On peut camoufler à la rigueur la viande froide, mais si je harponne le meurtrier, faudra bien le juger, non ? Or les procès c’est comme le miel : ça attire les mouches ! — Nous n’en sommes pas encore là ! coupe-t-il. Ce qui fait sa force, à ce zigoto, c’est qu’il vit le présent. Ça n’a l’air de rien, mais voyez-vous, bande de maquignons, la force des hommes, leur seule force c’est le présent. Bien peu le savent, bien peu s’accommodent de ces limites exiguës. Simon Persavéça croit au présent et à ses vertus. Et il est devenu quelqu’un pour avoir utilisé au maxi la minute qui passe. — Tout ce que je vous demande, c’est une enquête discrète, commissaire. Suivant son développement, nous aviserons. Il considère l’entretien comme terminé. Il a un ministre, trois ambassadeurs, deux duchesses à la gorge archi-sèche et un lot d’académiciens qui marinent dans son grand salon et il se doit à ce beau linge. Dans un couple de minutes, il aura oublié l’incident et s’occupera de choses plus importantes. — Monsieur le directeur, je…, démarre Quillet. — C’est ça ! coupe le potentat. Il nous tend deux doigts de sa main qui tient le cigare. Nous sommes obligés de passer par-dessous son brasero pour les lui serrer. Puis c’est la décarrade dans l’escadrin où roupillent des statues de marbre. — Quel homme, hein ? bée Quillet. Je le bigle à la dérobée. Y a vraiment des gnaces qui sont fiérots de servir de paillassons à d’autres. * — Et maintenant ? questionne le grand habillé de maigre lorsqu’on a atterri sur le trottoir. Je commence à en avoir quine de le traîner. — Maintenant, mon brave ami, vous pouvez retourner à vos salades… Si vous avez des nouvelles à m’apprendre, téléphonez-moi, voici ma carte. Je le moule sur ces bonnes paroles et je rejoins Félicie. — Comment vont les choses ? s’inquiète Môman. — En rasant les murs et avec un loup de velours sur la figure. On doit œuvrer dans le mystère. Cette affaire-là, c’est comme à Saclay, on ne la tripote que derrière un paravent de verre. Elle me voit en renaud et voudrait faire quelque chose pour me calmer. — Il est comment, ce directeur de journal ? — Comme son journal, M’man. Il s’exprime en caractères gras et il a l’impression que l’humanité ne vaut que les vingt-cinq balles de sa feuille de chou. — Où allons-nous, maintenant ? — Chez l’homme d’affaires qui a acheté cette damnée cambuse. Ensuite je t’offre un dîner en ville parce que, entre nous, la blanquette de la mère Pinaud ne valait pas un pet de lapin. * C’est vraiment pas le jour ni l’heure pour se présenter chez des honnêtes gens, c’est ce que me fait comprendre la soubrette à M  Barbautour. Une friponne, celle-là ! Elle a le regard vicelard, en tire-bouchon, si vous voyez ce que je veux dire. Avec une poitrine qui répond présent et semble sur le point de nous faire l’aumône. — De la part de qui ? — De M. Simon Persavéça, réponds-je, espérant que ce nom prestigieux sera un sésame efficient. La môme me guide à un petit salon Empire et me désigne un canapé sous un vaste tableau représentant le Corsico à la station Pyramides (Porte-de-la-Villette — Mairie-d’Ivry). Au lieu de m’asseoir, je me mets à mater la peinturlure, et soudain je pige une vérité historique. Les gens se sont demandé longtemps pourquoi le Napo se carrait la paluche dans le gilet. Je vais vous donner une explication rationnelle. Vous savez qu’il est canné d’un cancer à l’estom’ ? On peut conclure que son mal le taquinait déjà et que c’était pour se masser le burlingue qu’il adoptait cette attitude célèbre. Il nous reste à nous réjouir, pour le standing des manuels scolaires, qu’il n’ait pas eu une maladie wagnérienne car ç’aurait été dans le tiroir du dessous qu’il aurait glissé la pogne et là, ça risquait de faire mauvais genre. J’en suis icigo de ma méditation lorsque M  Barbautour pointe ses deux cents livres de viande sur pied dans le salon. À part son poids, il a comme signe distinctif un pif gros comme un croupion d’oie et le regard pas frais d’un hareng saur. Il fronce les sourcils. — Monsieur ? On m’avait annoncé… — Je sais, aussi est-ce de la part de Simon Persavéça que je viens. Commissaire San-Antonio. — Oh ! Oh ! Il aurait dit : « Ah ! Ah ! », il obtenait le même effet et n’était pas obligé d’arrondir les lèvres. Ce mouvement doit constituer sa culture physique quotidienne car il s’affaisse sur un fauteuil qui donne le la illico. — Je dois tout d’abord vous demander la plus grande discrétion, monsieur Poilautour. — Barbau… Je sursaute, croyant à une insulte… — Pas Poilau, Barbautour, geint le maître. (C’est un maître qui est gradué, si j’en crois sa plaque.) — Excusez-moi, y a pas d’offense, rectifié-je. Pour dissiper cette mauvaise impression, je me hâte de lui relater (troisième édition) l’affaire qui m’amène. Un peu sidéré, le mastodonte, en apprenant qu’il a acheté pour le compte de Lutèce-Midi un petit enfer pavé, non de bonnes intentions, mais d’ossements. — C’est épouvantable ! bave-t-il. Que doit penser mon cher ami Simon ! — Des tas de choses désagréables, conviens-je. Pour tout vous dire, puisque nous sommes entre nous, il l’a plutôt saumâtre. — Je vais lui téléphoner ! — Pas maintenant, il reçoit ! Et il reçoit des ministres, pas des condoléances… Le gros enflé se dégonfle. Euphémisme, naturlich, comme disent les flics en bourgeois. Faudrait pas qu’il s’assoie sur un clou parce que ça ferait une sacrée décompression dans la taule. — Maintenant, monsieur Barbautrou… — Tour ! — Pardon ? — Pas trou, tour… Barbautour. — Excusez. Maintenant il s’agit de mettre ce mystère K.-O. et vous devez me donner un sérieux coup de main. — Moi ? — Vous ! — Mais co… co… Je le contemple, me demandant s’il est de la jaquette flottante. Le voilà qui m’appelle Coco à c’t’heure ! — Mais co… co… comment puis-je vous aider ? complète-t-il à mon profond soulagement. Il est épouvanté. Faut le comprendre, cet homme ! C’est dimanche et y a un canard à l’orange qui mijote dans le four de sa cuisinière. Il se voit déjà partant dans la nuit brune pour d’intrépides aventures. Sa bedaine en est meurtrie par l’appréhension. Y a de la navrance dans sa besace ; de la panique dans ses glandes salivaires ; du branle-bas de combat dans ses muqueuses et du sauve-qui-peut dans ses croquantes. Il imagine le brave Barbarie sur un plat d’argent, fumant comme la loco du Transsibérien ; doré, odorant, craquant, juteux, nappé, suggestif… Et il pense que sa family va se lancer à l’abordage du volatile, lui régler son compte sans lui. Quand il rentrerait, y aurait plus que le gésier, tout racorni, et p’t-être le cou à la grande rigueur. — Vous pouvez m’aider en me donnant l’historique de cette maison, maître Barbapoil. — Autour ! Barbautour… — Excusez encore, je n’ai pas la mémoire de certains noms. Les noms des propriétaires antérieurs sont certainement mentionnés dans l’acte de vente ? D’autant que la construction m’a paru assez neuve. — Elle l’est ! Venez dans mon bureau. Mine de rien, le gros gaffe sa montre. À l’infrarouge qu’il cuit, le caneton. Je le parierais ! Et quand il sera à point y aura le dring-servez-chaud de la sonnerie. De nos jours, les cuisines ressemblent à des labos pour recherches nucléaires. Il me guide dans la pièce voisine. Empire itou. Un peu rigoureux comme style quand y en a trop. Il a racheté la Malmaison, Poilaudo, faut croire… Les Domaines lui ont fait un lot, je vous jure ! Le voilà qui farfouille dans des classeurs (qui exceptionnellement ne sont pas Empire) et ramène un volumineux dossier sur lequel un manieur de ronde a torché « Concours Lutèce-Midi » en caractères gros commak agrémentés de petits poils follets dans les majuscules. Il l’ouvre en geignant. Ses moindres mouvements le font grincer comme le mât d’un rafiot par gros vent. Il feuillette les fafs timbrés, renifle et ses francforts stoppent sur un acte notarié. — Moilà, moilà ! dit l’obèse. Il lit à mi-voix, ce qui ne fait pas mon butter, mais je suis un mec poli et je sais attendre. Enfin il relève la trombine et, comme dirait Saint-Saëns, me fait un signe. — Une bonne nouvelle ! annonce-t-il. — Ah ! oui ? — Il n’y a eu qu’un propriétaire. Attendez que je vous explique : cette maison a été construite en 52 par une veuve Planqueblé, qui y a habité deux ans avec sa fille unique. « Ensuite elle s’est mariée avec un sieur Aquoix Serge. Elle est décédée huit mois plus tard et c’est sa fille qui a hérité de la maisonnette… Je suis ses embrouilles avec un certain agacement, j’aurais préféré ligoter ça moi-même because rien ne vaut la rigueur d’un bon texte. L’autre super-phoque pousse son glapissement d’otarie. Nouveau regard à sa breloque dont la grande aiguille pique une pointe de vitesse. Il se dit que c’est la terrible course au finish entre le canard et moi, c’est-à-dire entre le canard et le poulet. Il faut qu’il y aille de son rush pour me liquider avant la tortore ! — C’est donc à cette demoiselle Planqueblé que nous avons acheté la maisonnette. — Son adresse ? — Rue Ballu, numéro 120, Paris 9 . J’inscris cette documentation sur un calepin. — Merci, maître… Vous avez donc vu la jeune fille au moment de la vente ? — Bien entendu. C’est une malheureuse infirme de vingt-six ans, qui vit avec son beau-père… — Avec son beau-père ! — Dame, elle était adulte lorsqu’il a épousé sa mère et vous m’avez dit que la dame Planqueblé avait briffé son bulletin de consigne huit mois plus tard… — Son quoi ? bave l’adipeux. — Je voulais dire qu’elle est morte ! Excusez mon langage, maître Barbaumenton, mais dans la police nous ne fréquentons pas que des hommes aussi éminents que vous, et notre vocabulaire s’en ressent. Il sourit. — Très drôle… — De quel genre d’infirmité souffre-t-elle, cette enfant ? — Paralysie des jambes. Elle se déplace dans un fauteuil roulant. — Et ce beau-père, qui n’a été somme toute son beau-père que pendant huit mois, l’a prise en charge, cette pauvre môme à roulettes ? — Vous voyez, on trouve de grands cœurs. — À quoi ressemble-t-il, cet édifiant personnage ? — Quand vous le verrez, vous comprendrez qu’il ait agi ainsi. C’est un homme plutôt sombre, en mauvaise santé. Il est resté dans l’atmosphère qu’il avait choisie, comprenez-vous ? Il doit aimer ses habitudes… — Je vois. Et par-dessus le marka, je vois Poilaudo qui use son verre de montre à force de le contempler. Le canard est prêt, il est temps que je les mette. — Pas un mot de tout ceci à âme qui vive, monsieur Barbauchose… — Tour ! Comptez sur moi ! Vous pensez… Il m’escorte jusqu’à la porte palière, me propose cinq doigts dont un pouce en parfait état ; je presse les quatre doigts et je lui souhaite une bonne noye sans cauchemars… Ma Félicie s’est assoupie dans la tire. Avant de grimper en carrosse, je la regarde dormir, avec attendrissement. Ce qu’elle est chou, cette vieille Maman, avec ses cheveux blancs bien tirés, sa robe noire et sa main blanche posée sur l’accoudoir. J’ouvre doucement la lourde. Elle sursaute et aussitôt me brandit un sourire. — Alors ? — J’ai tous les tuyaux, M’man. Je vais tuber au bureau et puis c’est classe pour aujourd’hui. On s’offre une virée ! Une bouffe terrible dans un restaurant basque, puis le ciné. Y a un nouveau Fernandel avec toutes ses dents ! Elle biche, Félicie. C’est sa grande noye de Paris. Une vraie surboum pour elle qui ne sort jamais de notre pavillon. Arrivé au restau, chez Lavigne, je vais tuber au burlingue. J’ai le boss au bout du fil. Simon Persavéça l’a déjà mis au parfum et, comme on n’a rien à refuser à un homme de ce calibre, comme, d’autre part, le Vieux n’est pas tellement joyce de voir l’un de ses pompiers d’élite mêlé à une histoire pareille, il est entièrement d’accord pour que je mène l’enquête avec des chaussons de feutre aux lattes et un bœuf primé au concours de Fousy-Danltrin-sur-la-Menteuse. Fort de son acceptation, je prépare mes batteries, tout comme M. Oliver quand il vient faire des crêpes Suzette ou une langue fourrée sauce madère devant les cameramen affamés de la TV. J’appelle Lachaud, un pote du labo, à son domicile. Il reçoit des aminches sans doute car c’est la grosse fiesta chez lui. On entend un tordu qui mugit Que ne t’ai-je connue au temps de ma jeunesse et une dame qui se fait faire un solo de jarretelles ou quèque chose d’approchant, car elle glousse à vous flanquer le tricotin. — Est-ce que t’as les carreaux en face des soupiraux ? je demande à Lachaud. — Et comment ! Pour qui vous me prenez ? — Bon, alors ouvre tes volets, gars. Demain, à huit plombes tapant, tu vas venir me ramasser chez moi au volant d’une fourgonnette sur laquelle il y aura une raison sociale d’entreprise de maçonnerie, tu me suis ? — Pas à pas ! — Good ! Tu t’amèneras avec un homme à toi et vous serez fringués en maçons, tu continues à filer le train ? — Absolument. — Parfait. Munissez-vous de pelles et de pioches ! — Qu’est-ce qu’on va faire ? — Démolir le palais de Versailles, paraît qu’y a un gisement de pétrole dessous. Prenez également des bâches… — Entendu. — Huit plombes, pas plus tard, ça joue ? — Promis ; j’emmènerai Müller, pas d’objection ? — Aucune. Tchao ! Je remets le combiné sur son support. Le moment est venu de morganer une pipérade ! CHAPITRE VII Dans lequel je prends livraison Dans son costar de toile blanche, il fait Pierrot gourmand à la menthe, Lachaud, ce lundi matin. La java s’est prolongée chez lui bien avant dans la notche et il arbore ce teint vert bouteille des hépatiques qui ont traité leur foie par le mépris et qui subissent les représailles. Müller, le rouquin, est moins défraîchi ; p’t-être à cause de l’incendie qui lui sert de tignasse et qui jette des reflets cuivrés sur son épiderme criblé de son. Quant au gars moi-même, mon meilleur ami, il jouit d’un admirable équilibre physique et moral. On s’est toilés à minuit, Félicie et moi, et j’en ai écrasé comme une petite fille jusqu’à sept plombes et demie, heure à laquelle M’man m’a amené le caoua avec toasts beurrés matinaux. Une douche, du linge propre, et vous avez, médèmes, à votre disposition, le San-Antonio des grands jours, l’homme qui vous apporte l’oubli, l’extase et le quatrième « top » offert par les montres Lip. — Où on va ? articule péniblement Lachaud. — Déterrer des macchabées. Il en a tellement vu, le Lachaud, que ça n’est pas fait pour l’étonner. — Quel genre de défunts ? — Le genre très dévêtu, il ne leur reste même plus de bidoche sur les endosses. — Je vois ! On écluse un petit coup de pouilly pour se mettre le cœur à la bonne hauteur et c’est le départ. La chignole empruntée par mes bonshommes porte sur les flancs un panonceau annonçant « Lathuile et ses fils, entrepreneurs en maçonnerie », rue de la Folie-Méricourt, Paris. Ça inspire confiance. — Pourquoi tous ces mystères ? demande Lachaud en installant son dargif devant le volant. — Parce qu’on doit œuvrer dans la discrétion, fiston. Si on pelletait dans la propriété où je vous mène en costar de ville avec des tires de grand tourisme devant le portail, ça ne serait qu’un cri dans le patelin. Tandis que là, on est des braves maçons qui venons couler une terrasse, vu ? — Et où est-ce qu’on va ? — Magny-en-Vexin… Il drive en douceur. Dans les virages, les pneus ne mouftent pas. Le soleil raconte tout ce qu’il sait et distribue des calories à tout va : un vrai gâchis. On est serrés tous les trois à l’avant. Le gars Müller semble en plein suif. — Ta bergère t’a fait des vannes ? je demande. — Non, répond-il, c’est une dent qui me fait des misères. J’ai beau prendre de l’aspirine, je souffre mille morts. — Pourquoi que tu ne vas pas chez le dentiste ? suggère pertinemment Lachaud. — J’ai peur, bêle le rouquin. — T’as tort, affirme Lachaud, j’ai un dentiste remarquable. Il t’arrache pas les chailles, il te les cueille. Une petite heure plus tard, nous arrivons devant Pinaud’s House. Alentour, le paysan du cru emmène sa femme dans les champs pour labourer. La nature résonne de mille bruits gaillards. C’est bon, le travail au soleil. Ça vivifie. Le nôtre, par exemple, est moins salubre. On carre la chignole devant le portail. On descend le matériel : outils et bâches… La joue droite de Müller est enceinte de huit mois. Je désigne les points cruciaux à mes bons amis et je vais faire le pet au-dehors. Bien m’en prend. V’là un terreux qui annonce son grand pif, alerté par notre venue. — Vous êtes dans le bâtiment ?… il demande. C’est un vieux, avec une chouette moustache de phoque et des lunettes à reflets bleutés. — Oui, on vient construire un glacis devant la maison… — Ah ! De Paris ? Ça l’épate, alors qu’il y a de la main-d’œuvre sur place. — Je suis un cousin germain du nouveau propriétaire… — Voilà, voilà… Le père laconique se cure les molaires avec la pointe d’un couteau et crachote le résultat de ses fouilles… — Beau temps, hein ? — Ça, vous faites bien les choses dans le Vexin. Il rigole. J’en profite pour placer mon questionnaire « mine de rien ». Dix ans d’expérience ! Médaille de bronze au concours Lépine. — Gentille maisonnette, dites donc ! Mon cousin a de la chance ! — Pour ça ! — État neuf, c’est une riche affaire. Ils devaient être propres, les locataires d’avant ? — Du temps de Mme Planqueblé, oui… Et puis elle est morte et… — De quoi est-elle morte ? C’était pas contagieux, j’espère ? — Oh ! que non… Il se gratte le velours côtelé. — Elle s’est fait écraser au passage à niveau par un train de marchandises. Elle était myope et un petit peu sourde… Et voilà… — Elle avait une fille, m’a-t-on dit, et un mari tout neuf ? — Oui. Ils sont restés quelque temps ici, et puis ils ont loué… — Ah ! — Le fauteuil à roulettes, c’était pas commode ici, vous comprenez ? J’offre une cigarette au vioque. — Ils ont loué… Voilà qui est nouveau. M Poilautruc n’a pas mentionné le détail. Peut-être l’ignorait-il tout bêtement, hein ? — À des gens qu’avaient pas bon genre, assure le vieux. Ça se faisait une foire les vèques-handes ici ! Ah ! mon pauvre… — Avec mon cousin, vous serez peinard, c’est un père Mes-pantoufles ! — Tant mieux… Je remets la conversation sur la route à grande circulation. — Vous disiez qu’ils avaient mauvais genre ? — Oui. Ils tenaient une boîte de nuit à Montmartre, un endroit honteux ousque les femmes se déshabillent devant tout le monde… — Qui, « ils » ? — Le ménage que je vous cause… Des gens qu’on savait même pas s’ils étaient mariés. Et des amis en veux-tu en voilà, toujours à brailler des cochoncetés. — Ils s’appelaient comment, ces locataires ? Il plisse ses yeux de batracien enrhumé. — Vous me croirez si vous voudrez… — Bien sûr ? — Je l’ons jamais su. Là-dessus, jugeant qu’il m’a accordé assez de salive, il touche le bord de sa casquette et s’évacue vers son usine à bouses. Je file rejoindre les copains. Ils achèvent de dégager les deux corps et je les aide à les empaqueter dans des bâches. Nous avons une toile « lady » et une autre « gentleman ». On coltine ça dans la fourgonnette. Avant de déhotter, Lachaud fouille le sol en détail aux endroits où étaient ensevelis ces messieurs-dames. Il brise les mottes de terre une à une, comme on casse des noix véreuses. Il récupère çà et là des lambeaux d’étoffe qu’il serre dévotement dans des sachets de Cellophane. Je le laisse faire son turbin. Pendant qu’il s’escrime, Müller opère à l’intérieur du fourgon un premier examen des personnes en question, tandis qu’histoire de mettre ma main à la pâte je rebouche le trou exploré par Lachaud. Deux heures plus tard, c’est le retour sur Paris. Le mahomet en jette de plus en plus et l’intérieur de la camionnette fouette méchant. — Alors, messieurs ? fais-je en allumant une cousue. Müller qui, à la base, détient un accent alsacien épais comme un ciment prompt, a de la peine à jacter because sa fluxion dentaire. Il ressemble à une moitié d’hippopotame. — La femme était jeune, dit-il. Ses mensurations, je vous les communiquerai postérieurement. Denture impec… Là, sa voix se brise comme une tarte feuilletée sous le derche de Berthe Bérurier. Il caresse d’un doigt prudent la patate luisante qu’est sa joue droite et poursuit : — Les os sont rongés par la chaux vive, ils n’ont toutefois pas été réduits en poudre parce que la chaux, au contact du sol humide, a perdu beaucoup de ses propriétés corrosives. Vous savez que l’oxyde basique du calcium… Je le stoppe. — Non, Müller, je ne le sais pas, et je m’en tamponne le bulbe. Après ? — Ceci pour la dame. Naturellement, nous serons à même de vous en raconter plus long par la suite. Maintenant, l’homme. À mon avis, un individu d’une quarantaine d’années, assez grand. Hélas ! il jouissait également d’une parfaite denture, ce qui va vous donner du fil à retordre pour l’identification. Nouvelle caresse à sa fluxion. Il salive péniblement et enchaîne. — Néanmoins, il n’a pas été enterré dans la chaux et il se trouve dans un meilleur état de conservation, bien qu’à mon avis il ait été inhumé avant la femme. D’affreux relents de charogne me fouettent le nase. — Qu’est-ce que ça serait autrement, soliloqué-je. Alors ? — Cheveux châtains… La fille, vous avez pu en juger… L’homme avait les pouces des mains très développés et en forme de spatule. C’était le genre de zig qui pouvait cacher une pièce de cinq francs sous son pouce. Il se tait. Lachaud prend le relais. — Portait au moment de sa mort un costume prince-de-galles, une chemise pervenche et une cravate tricotée noire… Chaussures en veau crispé… — Merci, mes enfants, pour une première prise de contact, ça n’est pas mal. Nous nous arrêtons pour croquer dans l’aimable routier où, la veille, Béru a pris le strabisme de la bonne pour une marque d’intérêt à son égard. Lachaud et moi, on se commande une saucisse aux lentilles, et on réclame une purée très fluide avec une paille pour Müller. CHAPITRE VIII Dans lequel j’essaie de dresser un plan de campagne Je me tiens dans la salle des sommiers, là où sont collationnés les pedigrees des malfrats et les fiches signalétiques des personnes disparues. Au fur et à mesure que me parviennent les détails arrachés aux squelettes par les gnaces du labo, j’oriente mes recherches. Des tas de gens disparaissent chaque année sans laisser de traces, et pour un assez fort pourcentage, ne font jamais plus surface que ça soit mort ou vivant. Mais le contraire est très rare. Si l’on a souvent du mal à récupérer un disparu, par contre on finit toujours par cloquer une étiquette sur des restes. Or je me prends les nougats dans la cravate, ici, car j’ai beau passer au crible les ceuss qui ont mis les voiles, je n’arrive pas à situer les locataires à Pinuche dans le lot. Au bout de deux plombes pendant lesquelles j’ai épluché plusieurs centaines de fiches, en compagnie de l’archiviste, je me retrouve groggy avec mes deux lascars sur les bras. D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Mystère et boule de gomme. Vous pensez peut-être qu’au lieu de m’esquinter les loupiotes je ferais mieux de rendre visite aux gens qui ont créché dans la datcha du croulant Pinusky ? Hein, avouez, bande d’iconolâtres, que mon piétinisme vous surprend ? Tenez, malgré que vous en trimbaliez un paquet épais comme un matelas Simmons, je vais vous affranchir, bien que je n’aie pas de comptes à vous rendre ! Voyez-vous, un proverbe gondolien (capitale Gondolo) affirme qu’on ne doit pas s’embarquer sans biscuits. Il a raison. Ceux qui ont eu le malheur de partir sans biscuits n’ont jamais fait leur petit-beurre ! Vous me voyez, débarquant chez ces gens, le bada à la pogne, très « quêteur pour les hautes œuvres de la paroisse » et demandant poliment : « Mande pardon, m’sieurs dames, vous n’auriez pas paumé deux cadavres par hasard ? » Tandis que si, dûment affranchi, j’y vais d’un suave : « Que sont devenus Mme Dugland et M. Chprountz qui comptèrent parmi vos invités à votre soirée du tant ? », alors là, je fous la variole dans le chantier, vous comprenez ? Et comme San-Antonio a un œil qui vaut toutes les pellicules ultrasensibles, j’enregistre les tressaillements, les battements de paupières et autres rougeurs ou pâleurs symptomatiques. Bon, je veux pas vous donner de cours de police par correspondance, mais ceci devait être dit et ça l’a été dans un style qui n’est pas près d’être égalé. Je pense que vous êtes au moins d’accord sur ce point ! Moi, j’ai le style naturel, ça ne s’explique pas. Ça dégouline de ma plume comme lorsque vous ouvrez le robinet de votre lavabo. L’autre jour (permettez que je fasse une petite digression ? Et si vous ne permettez pas allez vous faire admettre chez les Grecs), l’autre jour, disais-je, je ligotais une interview de M. Raymond Queneau, de l’académie Goncourt, dans laquelle ce membre actif de la célèbre assemblée affirmait qu’il lui fallait sept berges pour écrire un bouquin. Sept berges, vous mordez ? Le temps que met un président de la République pour virer sa cuti ! Paraît, affirme M. Queneau, qu’on peut rien pondre d’éternel en moins de temps et que les navetons qui accouchent plus vite ne produisent que des trucs rachitiques dont la postérité ne veut pas entendre causer. Sept ans ! Un marbrier aurait le temps de l’écrire dans le dur, son livre ! Y doit y avoir de la moisissure dans les points-virgules et des champignons après les imparfaits du sub. Sept piges ! Les passés composés se décomposent à ce rythme-là, non ? Les accords se désaccordent et quant aux participes, ils participent plus à grand-chose ! Enfin c’est mon avis. Je peux me gourer, remarquez ! P’t-être qu’on a intérêt à tremper sa plume dans un sarcophage, après tout ! Mais alors les tirages c’est plus des tirages, c’est de la combustion lente kif-kif les poêles Godin. Et puis d’abord, la postérité ça veut dire quoi ? Tenez, tout à fait entre nous et M. Queneau, je peux vous annoncer que si j’avais été le contemporain des mecs aux grands tifs (voir Racine et consorts) on trouverait mes morcifs choisis dans les écoles. Notez qu’on trouve aussi mes bouquins dans les écoles, seulement les petits potes qui me compulsent morflent deux heures de colle quand ils se font poirer avec mes chefs-d’œuvre, alors qu’autrement on leur disséquerait ma prose pour en dévoiler le mécanisme génial. Manque d’opportunité, quoi ! Peu importe. Quand on a son blaze sur une plaque de rue, on l’a aussi sur une pierre tombale et ça fait moins gai. Alors, mes morceaux choisis, tout compte fait, je les sélectionne moi-même et c’est de préférence à des mains féminines que je les confie. Mais opérons, si vous le voulez bien, un retour aux sources. Je disais donc qu’avant de monter à l’assaut je voulais des munitions, ce qui est logique vu que je ne joue pas à la guerre de 39–40. Par munitions, j’entends l’identité des deux paquets d’os découverts dans la gentilhommière du chef Pinuchet. Je m’assieds à un minuscule burlingue taché d’encres variées sur lequel un farceur qui n’est pas Béru puisque l’orthographe est correcte a écrit : « Le Vieux est une salope. » Vous allez trouver que nous sommes irrévérencieux envers nos supérieurs hiérarchiques dans la rousse, mais je vous ferai remarquer qu’en tout cas nous avons le jugement assez sain. Je ligote la note signalétique de M. et Mme Squelette. Je la sais par cœur, mais rien ne remplace, je vous l’ai dit plus haut, l’efficacité d’un texte : 1. La mort de l’homme remonte à environ deux ans. 2. Celle de la femme serait quasi récente, mais à cause de cette damnée chaux vive on ne peut préciser. 3. L’homme mesurait 1,78 m. Il avait de larges épaules, les pouces très élargis à leur partie supérieure. Sans doute son front était-il dégarni. Cheveux soyeux, tirant sur le blond. Donc, les yeux clairs selon toute vraisemblance. Cause de la mort : coup de revolver dans la nuque. Était vêtu d’un costume prince-de-galles en tissu anglais (label du tailleur ôté). Poids approximatif 75 kg. Portait une alliance d’or suisse sans gravure. Nez aquilin. 4. La femme mesurait 1,55 m. Était âgée d’environ vingt-cinq ans. Châtain, plutôt foncé. Cause de la mort : indéfinie, aucune trace de blessure n’ayant été relevée. Portait une robe imprimée légère. Yeux marron suivant estimation. Poids approximatif 50 kg. Pas trace d’alliance. Toutes ces notes, je les ai jetées en vrac sur une feuille blanche à mesure que le labo me fournissait les tuyaux. Ces bonnes gens ne correspondent à aucun signalement de disparus. Et pourtant ils possédaient des signes distinctifs, ce qui devrait faciliter les choses. Ainsi, l’homme avait les pouces larges et la femme les avant-bras surdéveloppés. — Si tu dégauchissais du neuf, préviens-moi, dis-je à l’archiviste. Je descends dans mon bureau et je bats le rappel de mes hommes. Lorsqu’ils sont alignés devant moi (et il y a là Béru, Pinaud, Lavoine, Mathias et Rigolier) je leur décris les défunts tels qu’il est possible de les imaginer d’après mes notes. — Ça vous dit quelque chose, les enfants ? Ils branlent le chef en silence. Balpeau ! Je confie mon papelard à Mathias. — Mets-toi en rapport avec la province et l’étranger… L’homme surtout ne devait pas être d’ici. J’ajoute : — Fais dactylographier ça en plusieurs exemplaires, et passe la note dans les différents services pour si des fois ! « Tu en donneras une à Pinuche. Je fonce sur l’heureux propriétaire. — Quant à toi, vénérable relique, tu vas aller aérer ta p… de cahute. Tu feras un tour dans le village et, habilement si tu le peux, tu demanderas à tes bons voisins s’ils ont aperçu des mecs correspondant à ces signalements. Si oui, à quelle époque et dans quelles conditions. Mets tes cellules sur la haute tension et tâche de ne pas donner l’éveil, y a rien de plus méfiant qu’un nabus ! — Toi, Lavoine, tu vas essayer de savoir à qui une certaine demoiselle Planqueblé demeurant 120, rue Ballu avait loué sa campagne de Magny. Surtout pas un mot de trop et oublie que tu n’es qu’un méchant poulet. Défense surtout d’aller voir la demoiselle ; c’est mon gâteau à moi. — Bien, patron… — Toi, Rigolier, tu accompagneras Pinaud à Magny et tu feras une enquête tout aussi discrète chez les commerçants susceptibles d’avoir vendu de la chaux vive aux habitants de la maisonnette il y a deux ou trois ans. Je sais bien qu’on ne peut pas espérer grand-chose de ce côté-là, mais nous ne devons rien négliger… Je les regarde. — Bon, c’est tout. — Et moi ? demande Béru, ulcéré de ne pas être chargé de mission. — Toi, tu fermes ta grande gueule et tu m’accompagnes. — Ah bon ! Je fais claquer mes doigts. — Au turf, les mecs. Et rembour ici sur les choses de six heures ! CHAPITRE IX Dans lequel je commence mes livraisons à domicile Aïoli est en train d’écluser un scotch au bar du Lutèce-Midi avec un acteur de cinéma venu pleurer dans l’emplacement de son giron pour essayer d’avoir un écho. — Tiens ! re-toi ! s’exclame-t-elle en apercevant ma silhouette élancée. — Je viens te chercher, dis-je. — Pour aller où ? — Un petit turbin qui nécessite ta compétence ; c’est au sujet de ce que tu sais. Elle secoue la tête. — Pas mèche maintenant, j’ai ma chronique de demain à préparer. — Je te dis d’arriver ! Tes lecteurs auront quelques couenneries de moins à lire, voilà tout ! Du reste, ton boss m’a donné carte blanche. — Dans ce cas, rouscaille la douce enfant, je ne veux pas être plus royaliste que le king. Tu prends au moins un baby ? J’opine. Elle me présente le beau ténébreux de l’écran. — Jérémy Panouille, que tu as dû voir dans Le Grain de sel sous la queue ou la Vie d’un photographe ! — Certainement, dis-je en négligeant la main du bellâtre. La barmaid — une brune à point — me verse un whisky sur une banquise. — Oh ! Blagapar, fait Jérémy en faisant des effets de voix, j’ai un écho terrible pour votre rubrique. Quelque chose d’inouï qui est vraiment impensable ; je vous assure que c’est sensationnel. Vos lecteurs vont trouver ça fantastique… — Ah, oui ? dit Aïoli d’une voix amusée mais un chouïa réservée. — Figurez-vous qu’hier j’étais au volant de ma Porsche décapotable lorsqu’un monsieur traverse les clous au rouge. Je freine : vous savez qui c’était ? — Non ? fait Aïoli qui s’en fout. — Orson Welles, en personne. Il commence à m’invectiver en français. How do you do ? lui fais-je en riant. Il me reconnaît et éclate de rire… Dites, c’est pas étonnant ? J’ai pensé que ça ferait un truc amusant pour vous. Je vide mon baquet cul-sec. — Faudrait que tes lecteurs aient la rate hypertrophiée pour s’amuser de ça, dis-je lugubrement. Tu viens ? Nous décarrons sous le nez du hotu médusé. Bérurier dort dans ma voiture. Il ne s’éveille que lorsque nous atterrissons rue Ballu. — Bouge pas de là ! lui enjoins-je. Le moment est venu de parfumer Aïoli. (Si je puis ainsi m’exprimer.) — Nous allons chez les anciens proprios de la maison du crime, mon grand garçon. Nous sommes deux journaleux et nous venons leur demander leurs impressions au sujet du lauréat. Je t’ai amenée parce que c’est ton job et que tu as la manière. Je biche un appareil photo dans ma boîte à gants. — Questionne-les sur les raisons qui les ont poussés à vendre. Ce premier contact uniquement pour étudier leurs réactions. Allez, go ! La concierge nous indique que M. Serge Aquoix occupe le troisième étage. Nous nous farcissons l’escadrin, because l’ascenseur est en vacances à la montagne chez ses amis Roux et Combaluzier. Dring ! On ne répond pas. J’y vais du grand largo de Haendel sur la sonnette. Enfin nous percevons un petit glissement prometteur. Je remarque alors qu’il y a un judas dans la lourde. Il est gros comme une tronche d’épingle, c’est une petite lentille grossissante. De l’intérieur, on nous voit en pied. Un instant s’écoule encore. Ils ne sont pas pressés de déboucler leur taupinière, les locataires. C’t’un fortin ou quoi ? Enfin la porte s’ouvre sur un monsieur aux cheveux de neige et à l’air à moitié crevé, emmitouflé dans une somptueuse robe de chambre molletonnée. — Oui ? demande-t-il d’une petite voix qui fait penser à une allumette qu’on frotte. — Lutèce-Midi, annonce Aïoli avec son super-sourire Colgate revu et aurifié par le dentiste du coin. L’autre fronce ses sourcils fournis. — Entrez ! Il nous conduit à une pièce qui sert de salle à jaffer-salon. Y a un buffet Lévitan de l’époque Ming et un piano droit style Gaveau. Y a aussi un fauteuil à roulettes et dans icelui une ravissante jeunesse étiolée dont le regard de biche vous fout de la tristesse jusque dans la moelle épinière. Nous nous inclinons devant la jeune fille. Le sort a été méchant avec elle. Lui cloquer un visage aussi angélique et la priver de pattes, c’est rosse. — De quoi s’agit-il ? demande Aquoix Serge. Aïoli y va de son boniment. — Vous n’avez pas été sans apprendre par notre journal… — Je ne lis que Le Figaro, coupe l’autre tronche. Ça commence mal. Il ne semble pas apprécier notre visite, le beau-dabe à miss Planqueblé. Blagapar sait courber le dos quand c’est nécessaire. — Vous avez dû apprendre que la propriété de Magny vendue par vous à notre journal… — Pas vendue par moi, vendue par ma belle-fille, Thérèse Planqueblé, rectifie Aquoix. La môme hoche la tête. — Je parie qu’il reste encore des signatures à… — Non, non ! mademoiselle, nous venons pour faire un papier. Votre maison a été gagnée par un inspecteur de police et notre rédacteur en chef a pensé qu’il y avait matière à un article. Que pensez-vous du lauréat, etc. Vous comprenez ? Elle s’adresse à Thérèse, mais c’est Aquoix qui répond. — Mademoiselle, dit-il à Aïoli (ce qui dénoterait de sa part une certaine myopie), cette vente n’impliquait pas notre participation à votre concours, que je sache ? La maison était à céder, un homme d’affaires l’a fait acheter, ma belle-fille a perçu le montant de la vente, là s’arrête notre participation fortuite à votre stupide concours publicitaire. Voilà qui est catégorique. Il enchaîne : — Personnellement, je réprouve ces tapageuses manifestations publicitaires qui donnent à des choses futiles une importance que l’on n’accorde même pas aux problèmes de l’heure… Il continue de se vider. C’est le genre prêchi-prêcha. Le vieux chnoque grave qui a des idées solennelles sur toute chose et les disperse abondamment. Il marche dans la pièce, d’un pas nerveux, toussotant parfois au milieu d’une phrase. Aïoli essaie de placer ses arguments, mais il les écrase dans l’œuf à coups de talon. Ce concours lui sort par les trous de nez. S’il avait appris au départ que l’acheteur de la carrée était un canard et qu’elle était destinée à récompenser un lauréat, il aurait déconseillé à sa belle-fille de la lui vendre. Maintenant il ne veut plus en entendre parler… Il regrette de devoir nous prier d’évacuer les lieux, mais c’est comme ça et pas autrement. Ils sont malades tous deux et n’ont pas de temps à perdre avec les gens d’une feuille à sensation dont les méthodes révoltent l’homme intelligent et qui exploitent les sentiments les plus bas pour… Je touche le bras de Blagapar. — Tu vois bien que monsieur ne lit que des textes édifiants. Il y a Daniel-Rops entre vous. — Vous n’êtes qu’un malotru ! rugit le chétif de sa voix de crécelle désamorcée. J’adresse un aimable salut à la petite Thérèse qui paraît gênée et effrayée. On se rabat vers la lourde. L’évacuation se fait dans un silence impressionnant. Une fois à la bagnole, je constate que le Gros n’est plus là. J’en déduis qu’il est allé se jeter un gorgeon au tabac du coin. — Tu parles d’une réception ! pouffe Aïoli. Elle ne doit pas se marrer, cette mignonne, avec un ours pareil. — Non. La vie est pas folâtre dans cet appartement. À ton avis, il a trempé dans les meurtres, ce zigoto ? Blagapar réfléchit et hausse les épaules. — Non. C’est un affreux sacristain, voilà tout. Je ne le vois pas trucider son prochain. — On peut se gourer, tu sais. Suppose qu’il ait quelque chose sur la patate, il ne tient pas évidemment à parler de la maison et quand nous venons, la bouche fleurie, l’interviewer, Aquoix tique ! S’il nous a envoyés aux quetsches, c’était manière de couper court. Aïoli n’est pas partante pour l’argument. Elle adopterait plus facilement une douzaine de cannibales orphelins que mon point de vue. — Écoute, j’ai tout de même un sixième sens féminin, dit-elle. — T’en aurais un septième que ça ne me surprendrait pas outre mesure, comme dit mon tailleur. — Crétin ! Eh bien, ce six ou septième sens me crie que ton Aquoix est blanc comme neige. — Nous verrons. Là-dessus, réapparition du Gros. Il n’arrive pas d’un troquet, mais de l’immeuble d’Aquoix Serge. J’en reste comme deux ronds de frites. — Je te croyais chez le bougne du coin ! — Mes fesses ! répond galamment le mari de B.B. (à l’état civil Berthe Bérurier). Figure-toi que tandis que tu causais à la concierge, je m’aperçois que je la connaissais. Son frère était au régiment avec moi et elle a été ma marraine de guerre. Si je vous disais… — Je t’en prie, coupé-je, comprenant qu’il va se lancer dans le scabreux. — Laisse, fait Aïoli, on est presque entre hommes, non ? Encouragé, le Gros barrit : — Si je vous disais que dans son genre c’était une rapide. Je sursaute. — Elle sait ce que tu fais dans la vie ? — Tu parles. Je lui ai même fait croire que j’allais passer commissaire l’an prochain. — Et tu lui as dit que nous étions ensemble ? — Fallait pas ? — Béru, grondé-je, depuis que l’espèce humaine est sortie des mers, il y a eu bien des truffes sur cette planète. Mais tu pulvérises le record au point qu’on a envie de te refoutre dans la tisane, histoire de boucler la boucle… Il rougit, veut protester, mais l’instinct de la conservation lui souffle qu’il doit provisoirement perdre celui de la conversation. Je gamberge sous le regard attentif d’Aïoli qui a mordu le danger. La pipelette est chiche de mettre Aquoix au parfum de notre identité véritable et, si l’homme grincheux a mariné dans ces meurtres, il se gaffera vilain. Demander le secret à la brave femme ne ferait que la pousser à jacter, c’est couru. — Elle t’a demandé ce qu’on voulait à son locataire ? — Oui, expire l’Enflure. — Et que lui as-tu répondu avec ce brio qui fait ton charme ? — Que c’était confidentiel. Juste ce qu’il fallait pour lui transformer la calbombe en lampe à souder, à la balayeuse d’étages. Elle doit faire de la température en se demandant ce que ce micmac signifie. Elle est déjà en train d’affranchir la vieille dame du dessus, qui ira le bonnir au militaire en retraite, etc. Je lève la tronche en direction du troisième. Je vois retomber un rideau. Aquoix est inquiet. Pourquoi ? That is the question, dirait Shakespeare qui adorait les citations. C’est alors que mon lutin personnel, vous savez ? le petit locataire de mon subconscient, celui qui me souffle les idées géniales avec une paille occulte, me dit que lorsqu’un frometon est écrabouillé, le meilleur parti qu’on puisse en tirer c’est de le mettre en tartine. Aussi bien, puisque l’ignoble Béru a trouvé le moyen de rencarder son ancienne marraine de guerre, je vais exploiter la situation nouvellement créée à sens contraire. — Tu vas mettre le cap sur la loge de la concierge, Gros. — C’est le cap Cerbère, alors ? hasarde le Mahousse qui cherche à détendre l’atmosphère par un bon mot. Je sape ses illusions. — Si elle a le Vermot, tu auras le droit de le repasser, parce que tu flanches et je voudrais pas te voir louper ton examen de calembredaine. Essaie d’apprendre le maximum de choses sur le mode de vie d’Aquoix et de sa belle-fille. Rapport complet. Et quand Aquoix sortira, tu lui fileras le train, correct ? — Entendu ! Il descend de ma chignole et j’emmène Aïoli à son journal. — T’as de drôles de sous-fifres, observe-t-elle. Il le fait exprès d’être c… comme ça, ton gars, ou c’est de naissance ? Moi, vous me connaissez, je suis le first à les traiter de tordus, mes pieds nickelés, mais j’aime pas qu’on vienne me baver sur les noix à leur sujet. — Écoute, Aïoli, rétorqué-je, mes hommes n’ont pas inventé la fusée Atlas ; ils ne se lavent pas les pinceaux toutes les années et ils préfèrent le sauciflard à l’ail au caviar sur toasts, mais question de turbin, c’est pas toi qui pourrais leur donner des cours du soir. — Tu t’emportes, je voulais pas te vexer, rectifie Blagapar. On le voit tout de suite, que Sherlock Holmes était un minable à côté du bœuf que tu viens de débarquer. Nous éclatons de rire. — En somme, conclut-elle, c’est une visite pour la peau ! — Rien n’est jamais inutile, déclaré-je, un brin sentencieux. Elle me file un coup de périscope intrigué. — Ça veut dire quoi, en langage poultok ? — Je te posterai la traduction un de ces quatre, bonhomme. Auparavant, faut que je potasse mon lexique. On se sépare sur cette réplique équivoque. Je retourne au burlingue. * Lavoine achève une ravissante cocotte en papier à laquelle il a dessiné les châsses de Sophia Loren au crayon-bille lorsque j’enfonce le loqueteau. — Déjà ! fais-je, content d’avoir à qui parler de l’affaire. — Oui, patron. — Tu as mon tuyau ? — Voilà. Il me tend une feuille de bloc. En caractères d’imprimerie il a écrit : Raminagrobis, rue des Martyrs Propriétaire : Ange Ravioli — C’est le gars qui loua la carrée de Magny ? — Oui, m’sieur le commissaire. Il tient une taule de strip. Il a été locataire là-bas de 55 à l’été 58. Ensuite la maison est restée fermée. — Des tuyaux sur ce Ravioli ? — Petit pedigree. Deux plombes en 45 pour abus de confiance. Trois ans de Centrouze en 49 pour attaque à main armée. Depuis plus rien… Il s’est lancé dans la limonade avec des capitaux mystérieux… Il passe pour être rangé des voitures. — Marida ? — Maqué avec une ancienne entraîneuse de chez Mémène. J’enregistre tout cela avec une évidente satisfaction. Cet Ange Ravioli aurait joué Arsenic et Vieilles Dentelles dans la strasse de Magny que ça ne m’étonnerait pas. — Beau boulot, Lavoine. Il rosit de confusion. — Il faut dire que j’ai eu un coup de vase : j’ai téléphoné aux agences de location de Magny-en-Vexin et je suis tombé sur un zig qui m’a affranchi. — Bravo ! Comme il quitte mon territoire, le bigophone intérieur appelle au secours. C’est Mathias qui s’informe si je suis rentré. — Amène-toi, fils ! Il ne se fait pas prier. — Qu’est-ce que ça a donné, ta petite distribution de prospectus ? — À vrai dire pas grand-chose ! Pourtant y aura peut-être du nouveau au sujet de l’homme du côté de l’Allemagne. — Raconte ! — C’est l’histoire des pouces écrasés, ça a rappelé quelqu’un à un de nos collègues de Lille ; un trafiquant chleu qui aurait fait parler de lui y a quelques années à Hambourg. J’ai adressé un câble aux services de cette ville et j’attends la réponse. — Très bien. Je suis content de mes hommes, content de moi aussi. Je tends mon appareil photographique à Mathias. — Porte ça au labo. Dedans y a deux photos à développer, elles ne doivent pas être fameuses car je les ai prises à l’intérieur d’un appartement et sans flash. Sans viser non plus. Qu’ils en tirent le maxi, hein ? — Entendu… — Pas de nouvelles de Pinaud et de Rigolier ? — Pas encore… Dame, il n’est que six heures moins vingt et Magny c’est tout de même pas à côté ! Il s’en va. J’ai l’esprit en paix comme une cuisinière qui a mis son repas « en train ». Ça mijote sur le réchaud à gaz, y a qu’à attendre que le temps de cuisson soit révolu. Je laisse la consigne au planton et je descends au café d’en face écluser un pastaga-tomate. Dans mon mixer, c’est plein de bouts d’idées bizarroïdes qui tourniquent pour chercher leur place. Elle viendra, j’ai confiance. Je roule les bobs avec le taulier en attendant de nouveaux résultats. Comme je suis dans une bonne passe, je lui colle deux tournanches dans le tiroir, ce qui cause un certain désagrément au cher homme. Obstiné, il me propose la revanche, mais la lourde s’ouvre sur Pinaucchio. Le vioque a un sourire flétri dans sa moustache mitée. Il semble si ravi que je ne doute pas un instant de le voir déposer dans la corbeille de mariage un élément de la plus grande valeur. — Tu parais bien joyce ? dis-je en l’entraînant au fond de l’établissement. — Y a de quoi ! — Vas-y, je t’écoute… Son sourire béat disparaît et ses yeux de plâtre se mettent à faire des miettes. — Ben quoi, je suis content qu’on ait débarrassé ma maison de ces… de ces personnes… Du coup, je m’y suis senti à l’aise. — Tu as questionné les voisins ? — Oui, pas mal. — Alors ? — Alors rien ! Il paraît que les locataires qui se sont installés là-bas après la mort de la mère Planqueblé amenaient des tas de zigs. Comment veux-tu qu’ils en aient remarqué un plus que d’autres ? Ces gens n’allaient à Magny que le dimanche et ils ne quittaient pas la propriété. — Bref, tu reviens les mains vides, dis-le carrément. — Les mains, mais pas les poches ! plaisante ce prêtre de l’humour. Il inventorie ses profondes. Y a du suspense, je vous jure. Avec Pinuche, y a même du suspensoir. Il retire tour à tour un trousseau de clés, un paquet de tabac éventré, un paquet de Job gommé, un bout de ficelle artistiquement plié, une boîte d’hameçons numéro huit et enfin un morceau de papier de boucherie qu’il déplie savamment. — J’ai trouvé ça à la cave, dit-il. « Ça », c’est une douille de revolver calibre 7,65 tout écrasée et un morceau de billet de wagon-restaurant allemand. Le fossile me regarde en continuant de battre des paupières. — Ça t’intéresse, Tonio ? Je lui frappe l’épaule. — Je suis preneur, ma vieille poubelle. Montons au bureau. — J’aimerais bien prendre un verre avant. — D’accord, tu me rejoindras. Et Rigolier ? — Il est là-haut. — Il a du nouveau ? — Absolument rien ! affirme Pinautchina avec un tremblement vaniteux dans la voix. Deuxième partie Qui vous indiquera comment on arrive à perdre son latin sans l’avoir jamais appris CHAPITRE X Dans lequel je pêche en eau trouble Il est dix heures et des poussières lorsque je fais mon entrée au Raminagrobis. C’est une taule moyenne, assez coquette je dois dire, en tout cas fort bien achalandée. Y a peu de ploucs, la clientèle est essentiellement composée d’hommes d’affaires amenant ici leurs clients étrangers pour leur faire mater ce que c’est que le strip françouze. Comme je suis seulâbre, je me réfugie au bar où je suis illico la proie d’une pétée de jouvencelles toutes plus décolletées les unes que les autres. Y en a une rousse, une brune, une blonde, une bleutée, une platinée, une orangée et même une arc-en-ciel qui doit aimer qu’on lui joue La Truite à la flûte. J’ai du mal à me dégager de l’essaim de seins. — Allons, caltez volailles, fais-je, jouant les affranchis, je ne viens pas aux provisions. Elles renaudent pour la forme et me restituent mon taf d’oxygène. Je commande alors un whisky et je mate le spectacle, histoire de m’imprégner de l’ambiance. Sur la piste, y a une fille en collant noir qui se contorsionne et parvient à se gratter l’oreille droite avec le petit doigt de son pied gauche. Ça ne déchaîne pas l’enthousiasme des foules, car elle manque de roberts. Et dans le monde du spectacle, c’est rédhibitoire, l’absence de flotteurs. Les hommes sont ainsi. Pour eux y a trois sortes de bergères : les actrices, les femmes intelligentes et les autres. Notez que deux groupes suffiraient. L’homme ne demande à la femme d’être intelligente que lorsqu’elle ne l’est pas. Quand elle l’est, il en prend une autre. Il ne demande pas non plus à l’actrice d’être intelligente, car il sait qu’à l’impossible nul n’est tenu ; toutefois il exige qu’elle ait des formes. Le talent, il s’en tamponne parce qu’il confond nichons et talent. Vous allez m’objecter qu’une contorsionniste n’est pas une actrice ? Eh ben, pour un mec, si ! À condition justement — nous y revenons — qu’elle ait un sérieux bagage dans le monte-charge. Celle-ci a droit à quelques applaudissements polis, du genre maigrichon. Un petit projo rose balaie la scène, soulevant un nuage de poussière dorée ; et une aimable personne seulement vêtue d’un bonnet à poils, vient annoncer que le décarpillage va débuter. Dans l’intervalle, je mate les azimuts. J’ai étudié la photo d’Ange Ravioli aux sommiers et je me détranche pour mieux essayer de l’apercevoir, mais sans succès. Peut-être que le patron du Raminagrobis est en vacances ? Qui sait ? Je me tourne vers le barman. C’est un Corsico brun comme l’Andalousie qui prend son rade pour un contre-torpilleur et son shaker pour un lance-torpilles. — Remettez-moi un scotch ! lui dis-je. Ici la confiance n’est pas à l’ordre du jour car en versant le breuvage, le loufiat annonce la couleur : — Mille francs ! Je lui attrique un Richelieu avec de la menue morniflette pour gonfler son bas de laine. — Ange n’est pas là ? je questionne sur le mode neutre. — Il vient plus tard, fait l’homme du bar en enfouillant mes deniers. Le mieux, c’est d’attendre. Je bigle mon horloge parlante. Il est onze heures moins vingt. La fumée ambiante me pique les châsses, à moins que ça ne soit un début de sommeil ? C’est pourtant pas le moment de jouer un solo de ronflette. J’ai école. Les cours du soir, c’est ce qui se fait de mieux dans le métier. Je fais comme tous les assoiffés de vertige ici présents : je savoure le spectacle. La fille qui vient de s’annoncer sur le podium est habillée en dame patronnesse : longue soutane noire ; pompes à boutons, chignon-bidon, bésicles, bitos de chaisière, mitaines et tout le bidule ! C’est bien composé comme tenue, mais on devine là-dessous des formes comprimées et une jeunesse plantureuse qui ne demande qu’à jaillir de cette carapace funèbre. La dame s’approche du piano. Radine alors une petite fille modèle signée comtesse de Ségur née Rostopchine. Elle porte des cotillons longs, une robe mousseuse, des nattes dans le dos, un vieux bada en paille d’Italoche et elle tient un cerceau. Vous l’avez sans doute deviné avec l’intelligence que vous charriez en bandoulière, mais la petite fille en question a eu vingt berges aux prunes. Elle fait la bibise à la dame qu’est censée être son prof de piano et se place sur le tabouret tournant. On a droit à une gamme laborieuse. La dame tapote le couvercle de la cage à sérénade pour protester contre le mauvais doigté de la donzelle. Alors, par mimiques, la petite môme explique qu’elle a trop chaud et le déloquage commence. C’est savant. Elle dégrafe sa robe. Son prof en fait autant. La salle retient son souffle. On entend pleuvoir les boutons sur le plancher du Raminagrobis. La direction doit faire des lots à la mercière du coin. Au bout d’un quart d’heure de ce micmac, les deux personnes sont aussi peu vêtues que le piano. Celle qui chique au prof ôte même son chignon. Quand il ne leur reste plus que leur rouge à lèvres, la lumière s’éteint et le public applaudit à tout rompre cette magnifique manifestation de l’art contemporain. Vous me connaissez, je ne suis pas pudibond, au contraire, mais je trouve que ces poses méritent le plastic. Un strip, c’est à deux qu’il est une œuvre d’art. Le barman me cligne de l’œil. — C’est du spectacle, hein ? fait-il, fiérot. — Et comment ! On n’arrête pas le progrès. Quand on pense que ça ne fait pas dix ans que la bombe atomique a été inventée et qu’on en est déjà là, hein ? Ça donne le vertigo ! Il hoche la tête, convaincu. — Laquelle que vous trouvez la plus sensass ? — La prof, dis-je sans hésiter. Elle a plus de talent, surtout du bas. Vous avez remarqué ce grain de beauté sur la fesse gauche, dites ? Quel jeu de scène ! — C’est un don, quoi ! émet le loufiat. — Exactement. Vous avez des filles qui se farcissent trois piges de Conservatoire ou de cours Simon pour arriver à quoi ? À jouer du Musset devant des salles vides… — Faut être jojo, admet le serveur. Il sert une bière allemande à un Anglais et une bière anglaise à un Allemand avant de poursuivre cette conversation à bâtons rompus. — Notez, dit-il, que c’est pas n’importe qui qui peut jouer ça ! Vous imaginez une tarderie passant au décarpillage ? Il se tait, car un monsieur important vient d’entrer, qui inspecte la salle d’un œil scrutateur. C’est Ange Ravioli. Il porte malgré la saison un lardeuss en poil de bossu et un foulard en soie. Ses cheveux calamistrés scintillent comme de l’anthracite. Un signe de tronche au garçon et il se dirige vers le fond du bar. — Vous l’avez reconnu ? me demande le barman avec ferveur. — Et comment ! C’est lui qui ne m’a pas remis… Je saute de mon tabouret. Les filles qui draguent dans le secteur répandent un parfum obsédant et lourd ; si je m’attarde encore ici je vais choper la migraine, c’est recta. Je vois disparaître la silhouette de Ravioli par une porte étroite à gauche de la scène. Je fonce. L’atmosphère des coulisses est plus déprimante que celle du bar. Ici, outre le parfum, ça renifle la sueur, la femme, l’hippodrome aussi… Un vieux zig chauve, vêtu d’un smok trouvé dans une poubelle un matin de décembre, m’intercepte. — Où allez-vous ? Il pue la gnole à plein nez. — J’ai rendez-vous avec mon ami Ange. Il hésite. — Bon, je vais vous annoncer, c’est de la part de… ? Je l’écarte d’une bourrade. — Dis, grand-dabe, on n’est pas à Buckingham Palace, non ! Il n’ose insister. Je passe devant les coulisses. Les portes en sont généralement ouvertes et ces dames se refringuent en causant de la rougeole de leur petit dernier et de la cad du vieux mironton qui les entretient. La dernière lourde est marquée « Direction ». Comme ça, à la craie. Pas fiérot, Ange Ravioli. Il ne cherche pas à chiquer au Barnum. Je frappe. — Oui ? J’ouvre. Il est seul dans une pièce minuscule meublée d’un burlingue à volets et de quelques chaises recouvertes de peluche rouge. Au mur, un portemanteau et des photos de filles à loilpé dédicacées. Ange est en train de se débarrasser du mirifique pardingue. Il se détourne et me contemple sans chaleur. — Qu’est-ce que c’est ? Je dépose ma carte sur son bureau et je choisis une chaise. — Tiens ! fait-il sans s’émouvoir. C’est donc plus Bonichon qui fait la virée ? — Y a gourance, monsieur Ravioli, je ne suis pas de la Mondaine. Son regard se coagule. Qu’il n’aime pas les poulets, c’est neuf. D’ailleurs, cette aversion est très généralisée en France. Mais en plus de l’antipathie, il y a de la méfiance dans ses carreaux. — Alors vous voulez quoi ? Je m’assieds à l’amerlock, les pinceaux sur son bureau pour lui montrer que dans mon genre, j’ai de grosses analogies avec Attila. (Au lieu d’être le roi des Huns, je suis le roi des Vingt-Deux.) — C’est toute une histoire, mon cher… Je gratte en relation avec Interpol… Le mot le fait tiquer. — Si vous me cherchez du suif, y a gourance, déclare-t-il. J’ai eu des petits ennuis autrefois, mais on vous dira sur la place que maintenant je suis régul. Vous pouvez fouiller ma taule, si vous trouvez un gramme de chnouf je vous paie des prunes. Pas de jeux clandestins, pas d’abattage en arrière-boutique ! — En somme, y te reste plus qu’à postuler pour la Légion d’honneur, non ? Un petit rictus tord sa lèvre. Il est assez beau gosse, Ravioli. Il ressemble à Raf Vallone ; un Vallone aux tifs aplatis par la gomina, façon pin-up boy 1939. — Bon, coupe-t-il. Vous disiez donc que vous étiez embringué avec l’Inter ?… — C’est les copains de Hambourg qui font du zèle. Ils recherchent un certain Keller qui a disparu depuis quelques années. En lançant ça, je n’ai pas quitté Ange des yeux. Il est resté impavide, un peu trop peut-être, à mon sens. Le silence devient gênant. Il est relatif, d’ailleurs, car dans la salle, les musicos mettent toute la gomme dans un tcha-tcha. Tous les veaux ont dû abandonner leurs tables pour se frotter le nombril en cadence. Et après, ils se marrent quand, au ciné, ils voient gambiller autour d’un feu les bougnouls de l’A-OF. — Ce Keller en question marnait dans la joncaille, poursuis-je. Des barlus de toutes provenances débarquaient clandestinement des lingots à Hambourg et lui, il faisait la distribution. — Je vois pas pourquoi vous me causez de ce monsieur, déclare Ravioli. J’ai jamais entendu parler de lui. Keller, vous dites ? Il ponctue cette affirmation d’une moue évasive. M’est avis qu’il en remet. Les malfrats ne savent pas jouer simple. Ils en sont restés à Sarah Bernhardt et quand ils essaient de se renouveler, ils prennent des leçons chez le mime Marceau ! — Mince ! soupiré-je, alors on m’a mal tuyauté. Ça lui flétrit le gros côlon. Ce petit sous-entendu signifie qu’un indic a fait du texte et il n’aime pas ça, Ange. Mais alors pas du tout. — Qu’est-ce qu’on vous a dit ? — Que ce Keller était une relation à toi. — Cette bourde ! — J’ai pas dit « un ami » : j’ai dit « une relation ». Tu tiens une taule où des tas de gens peuvent venir… Comprends, Ange, je te suspecte pas, je cherche seulement à savoir ce que ce Frisé est devenu. Sa santé, je m’en balance… Seulement… Il attend, tendu comme une peau de tambour. — Seulement ? — Non, rien ! Je me lève. — Puisque tu le connais pas, y a maldonne… Excuse le dérangement. Je suis presque à la lourde. — Eh ! monsieur le commissaire ! — Oui ? — Qu’est-ce que vous alliez dire ? Ça le démange, son nez bouge. — C’est un pastaga qui dépasse les dimensions policières, tu vois où je veux en venir ? — Non. — Tant pis, pourquoi continuer de parler de ça ? Tu ne le connais pas, un point c’est tout ! — Je ne le connais pas par son nom, m’sieur le commissaire. Mais je vois tellement de trèpe dans mon estanco, il est possible que… Je joue les miraculés. — Mais c’est vrai, tiens ! Ça te dit quelque chose ? Et de lui produire une photo du Keller expédiée de Hambourg par bélino. — Paraît que ce gougnafier avait les pouces très larges. Ange s’abandonne sur la photo. — Mais dites donc, il se pourrait qu’il soye venu au Raminagrobis ; en effet, cette bouille anguleuse me dit vaguement quelque chose. Mais ça remonterait à vieux. — Deux ou trois ans ? — Oui… Et vous dites que ce type aurait eu des activités… — Il était en cheville avec les services secrets soviétiques… — Non ? — Si. Et au moment de sa disparition il avait sur lui, vraisemblablement dans la doublure de ses fringues, un document d’une valeur que tu n’imagines pas. C’est ça qui intéresse mes services à moi, Ange. Il y aurait la grosse prime pour le dégourdi capable de les fournir. — Oh ! Oh ! La poule se met à pondre de l’or, à cette heure ? — Par personne interposée, oui. La prime en question irait chercher dans les vingt tuiles ! — Pas possible ? — Sans compter qu’on ne serait pas regardant sur la manière dont le papier arriverait ! Il baisse la tête, absorbé par le bout rutilant de ses nougats. — Pourquoi venez-vous me raconter ça à moi, m’sieur le commissaire ? — Je le raconte à tous ceux qui seraient susceptibles de faire retrouver Keller, vivant ou… mort ! C’est pas un mal, la preuve tu l’as vaguement aperçu ici. Tu es donc bien placé pour en parler autour de toi. Tu sais, y a pas que ceux qu’ont un insigne qui sont capables de mener une enquête. Te voilà sur la ligne de départ. Tu peux peut-être décrocher la timbale. Je lui tends la main. Il laisse tomber dans ma dextre une pogne délicate ornée d’un bouchon de carafe en carbone extra pur. — Si t’avais une idée, ou un tuyau, tu demandes le commissaire San-Antonio à la maison Poupoule. — Entendu ! Je retrouve la salle enfumée. Les clilles ont fini leur partie de frotti-frotta. C’est une nouvelle effeuilleuse qui occupe la scène. Loquée en hôtesse de l’air, cette fois. L’argument du ballet s’intitule « Panique à bord ». Y a le feu dans le zinc, l’extincteur ne fonctionne plus et, stoïque, la Jeanne d’Arc pose ses fringues pour tenter d’enrayer le sinistre. Elle finit par éteindre le brasier, qui, vicelard, n’attendait plus que son minuscule slip de Nylon pour pousser le dernier soupir. Le populo est ravi. — Pas mal torché non plus, ce numéro, me balance le barman. — Taisez-vous, je fonce à Air France, dis-je en gagnant la sortie. Plus question de me rincer l’orbite. J’ai certaines dispositions à prendre. Entre nous, j’ai monté un turbin carabiné à Ange Ravioli, et comme ce micheton ne fait pas le poids, il se pourrait qu’on enregistre du nouveau à partir de bientôt et peut-être avant. Tout se développe à la bonne allure. Nous sommes parvenus à identifier quasi sûrement le cadavre de l’homme. Je viens d’établir qu’Ange Ravioli, locataire de la propriété où a été trouvé son cadavre, connaissait Keller. Ce serait suffisant pour emballer le patron du Raminagrobis, mais je préfère attendre encore. Plus le poisson mord, plus on a de chances de l’attraper. CHAPITRE XI Dans lequel mes déductions ressemblent à des divagations Un méchant — et inattendu — mal de gorge (mais peut-on dire qu’un mal de gorge soit inattendu ?) me réveille au petit matin. Je sens que je fais de la température et j’en suis fort affligé, car ce n’est pas le moment d’être malade. Comme je remue dans mon pucier, Félicie paraît, une pèlerine jetée sur sa longue robe de nuit. — Tu es fatigué, Antoine ? — Un début d’angine, M’man. — Je vais te préparer un gargarisme et des compresses. Elle me prodigue ses soins, me gave de cachets et j’ai l’impression que mon mal de gorge s’éclipse discrètement, terrorisé par ces rampes de lancement pour sulfamides. — Tu es rentré très tard, murmure Félicie en touillant mon infusion ; tu auras pris froid en remisant la voiture. — J’ai eu beaucoup de travail. — À cause de Magny ? — Oui. Je crois que je vais avoir du neuf dans la journée. Comme elle paraît prodigieusement intéressée, je m’amuse à faire le point devant elle. C’est un exercice salutaire. Et puis la fièvre me rend bavard. — Vois-tu, M’man, cette affaire est des plus simples. Quand on rassemble les différents éléments, on s’aperçoit qu’on ne risque pas d’échec. — Tu trouves ? hasarde la chère femme, discrètement. — Qu’avons-nous au départ ? Deux morts dans le petit jardin d’une propriété construite depuis seulement sept ou huit ans et habitée par deux familles. Conclusion, c’est l’un des deux groupes d’habitants qui a fait le coup… Félicie tire un fauteuil près de mon lit et ramène les pans de sa vieille houppelande sur ses genoux. — Et si quelqu’un d’étranger était venu en l’absence des locataires… — Enterrer deux corps ? Voyons, M’man ; lorsqu’on veut se débarrasser d’un cadavre, on ne va pas creuser une fosse dans le jardin d’une maison inconnue ! Elle n’est pas obstinée, Félicie. — Tu as raison ! — Bon. Nous avons identifié le corps de l’homme. C’est celui d’un malfrat allemand qui a été en rapport avec un des locataires. C’est signé, non ? — Voilà une forte présomption, admet ma brave mère. Tu es certain de l’identité de la victime ? — Presque. Tout correspond : la date de sa disparition, le signalement, tout ! — Le signalement ! Quelle ressemblance peut-on établir entre de pauvres os et un homme vivant ! — C’est le boulot des spécialistes. Et puis on a trouvé sur les restes des signes particuliers correspondant à ceux du disparu. Non, je te le répète, ça s’emboîte comme dans un puzzle, quoi ! — Alors, en ce cas… Elle ne sait que dire, la pauvre chérie. Ces affaires de police l’épouvantent toujours. Bien qu’elle ait un fils dans le bisness un meurtre a gardé pour elle toute sa poésie funèbre, comme dans Détective. — Le locataire en question, poursuis-je, en veine de jactance, est un ancien truand, alors tu juges ? Un type coupable de hold-up et qui maintenant tient une boîte de nuit. Il admet avoir connu Keller, le mort ! Félicie hoche la tête. Dehors, le jour commence à poindre. Dans la basse-cour du voisin, un coq qui s’en ressent tire ses dames des plumes en leur annonçant à pleine gorge l’arrivée de la machine à dorer les nombrils. J’aime bien entendre arriver le jour. C’est l’instant émouvant où l’on ne ressent pas le mal de vivre. — Si le tenancier dont tu parles admet avoir connu cet Allemand, c’est qu’il ne l’a pas tué ! déclare brusquement Félicie. — Penses-tu, ça ne prouve rien. Il a pensé que l’enquête démontrerait que Keller lui a rendu visite et il préfère lâcher un peu de lest pour ménager le futur. — Grand Dieu, soupire Félicie, comment peux-tu t’y reconnaître dans toutes ces pauvretés ? Je me tâte le pouls, en loucedé. M’est avis qu’il joue Cavalleria rusticana ; je ne vais tout de même pas tomber pâle en ce moment, non ! Remarquez que lorsqu’on est malade, c’est jamais au bon moment. Ceci pour la raison simpliste qu’il n’existe pas d’instant judicieux pour tomber en panne. — Je vais te dire quelque chose, M’man… Quelque chose que je croyais trop imprécis pour pouvoir être formulé. Si je n’ai pas arrêté cet Ange Ravioli, c’est un peu à cause de l’ancienne propriétaire de la maison et de son beau-père. — Ah ? — La gosse en question, une ravissante poupée de vingt et quelques carats, est paralysée des jambes. Elle vit dans un fauteuil à roulettes… — La pauvrette ! soupire Félicie. — Seulement, lorsque je suis allé chez elle, j’ai aperçu sous un meuble une paire de chaussures de femme à hauts talons. M’man se pince le nez. — Tu ne trouves pas ça bizarroïde ? insisté-je. — Pas tellement, Antoine. Elle peut avoir envie de chaussures de ville, cette petite ; psychologiquement, c’est presque normal. Elle joue à faire comme les autres, c’est une distraction, une illusion… tu comprends ? Je gamberge à haute voix. — Quand on a sonné, un bon moment s’est écoulé, avant qu’on nous ouvre. On nous a regardés par un judas… Nous sommes entrés dans une salle à manger et c’était sous la desserte que se trouvaient les chaussures, comme si la fille les avait quittées précipitamment pour s’installer dans son fauteuil… Tout était en ordre, propre, net. M’man, tu n’as jamais laissé traîner de pompes dans la salle à manger ! L’argument est de poids pour cette machine à ranger qu’est ma brave femme de mère. — D’après toi, elle jouerait les paralysées ? — Exactement. — Depuis si longtemps ? — Savoir… Félicie, c’est le visage de ma conscience. On peut tout lui dire, comme à une conscience. Elle est une sorte de miroir mental qui réfléchit vos pensées et vous dévoile leur aspect biscornu. — Antoine, mon grand, j’ai l’impression que tu as une arrière-pensée et que… — Dix sur dix, M’man ! J’en ai une, en effet, et de taille… Sapristi, c’est vrai que je suis malade pour de bon ! Si je ne cogne pas le quarante, comme l’Académie française, je veux bien être pendu. — Sais-tu l’idée extravagante qui m’est venue, M’man ? Le sieur Aquoix épouse la dame Planqueblé qui a une fille infirme. Quelques mois plus tard, la dame meurt. Aquoix se dit que s’il joue les veufs inconsolables et les beaux-papas gâteaux, il pourra secouer les biens de la petite. Quelque temps s’écoule. Il décide alors de déménager et de louer la maison. Mais il a une petite amie. Ensemble ils liquident l’infirme et l’enterrent dans le jardinet avec de la chaux vive, pensant que le corps se diluera dans la terre nourricière. La maîtresse d’Aquoix prend la place de la môme Planqueblé. Elle signe les papiers qu’il faut en son lieu et place. Ils attendent quelques années pour que les traces du cadavre inhumé aient disparu, puis ils vendent la maison. Je fais la grimace en avalant, car v’là mon mal de gorge qui remet la gomme. — J’ai résumé ça à la diable, M’man… Mais tu vois où je veux en venir ? Grosso modo, les choses ont bien pu se passer ainsi. — C’est bien extravagant, Antoine ! — L’expérience m’a enseigné que notre imagination est toujours moins romanesque que la vie, M’man ! — Possible, mais sais-tu ce que je trouve anormal dans cette thèse ? — Dis vite… — C’est qu’après avoir enterré le cadavre de l’infirme, cet homme ait loué la maison. Les locataires, risquaient de creuser et de découvrir l’horrible vérité ! — Attends, il me vient une autre idée ! Rien de tel que la fièvre pour vous stimuler la pensarde. — Tu devrais essayer de dormir un peu, Antoine, j’ai l’impression que tu es fiévreux, tu ne veux pas prendre ta température ? — On verra ça plus tard… Laisse-moi te dire… Suppose que le triste Aquoix n’ait pas liquidé sa belle-fille au moment de la location. Suppose qu’il ait eu des conversations avec son locataire… Il se rend compte qu’il s’agit d’un truand. De fil en aiguille, il lui propose de lui trouver quelqu’un pour l’abattage clandestin. L’autre se laisse convaincre pour des raisons que j’ignore. Aquoix et Ravioli seraient complices ; ce qui expliquerait tout. Sachant que le jardinet recèle un cadavre, Ange Ravioli n’aurait eu aucune raison de se gêner pour y enterrer Keller par la suite ! Ma voix devient vaseuse. Félicie se lève. — Tu vas dormir, maintenant, Antoine. Elle m’embrasse, éteint et quitte la chambre. Des raies grises barrent les volets. Le jour est là. Je me cache le museau dans l’oreiller pour ne pas le savoir. CHAPITRE XII Dans lequel Béru envisage de porter des lunettes de soleil Ça y est ! J’y ai droit, aux 39,5 ! Le thermomètre est formel sur ce point. Une Félicie alarmée, mais dans le fond ravie de me garder dans son giron, tournique, silencieuse, dans ma chambre. C’est le plan de bataille des périodes d’angine et de grippe. Eucalyptus ! Volets mi-clos ! Radio en sourdine dans la pièce à côté. Dans le fond, j’aime assez ça. Ce sont les dernières ficelles qui me relient à mon enfance. J’ai presque envie de demander Zig et Puce ou Les Pieds nickelés et je sais que si je suis sage j’aurai droit à des bonbons au miel, des chouettes, bien gros, bien ronds, nappés de sucre cristallisé et liquides de l’intérieur. Comme autrefois… Avant que les truands, les meurtres et les flics existent pour moi ! J’entends claquer la portière d’une bagnole. À la façon élégante dont on foule le gravier de l’allée, je me dis que le gars Béru pourrait fort bien s’insinuer dans mon espace (pas tellement vital vu ma temp’) avant soixante secondes. Effectivement, sa voix altière tonitrue : — Alors, il est malade, ce chouchou ! Car Félicie a tubé au burlingue pour annoncer à la volière la triste nouvelle. L’homme fait son entrée. Il ressemble à une dent gâtée, ce matin, le Gros. Il a un œil au beurre noir, une coupure à la lèvre inférieure et une barbe de trois jours. Une poche de son imper pend, arrachée. Sa cravate ne ressemble même plus à une corde, comme d’ordinaire, mais à une vieille chambre à air hors d’usage. — Ça ne va pas ? me demande-t-il cordialement. — C’est à toi qu’on a surtout envie de demander ça, immondice ! T’as eu des mots avec ton cétacé ? Il ôte son chapeau ravagé par les intempéries et la graisse des comptoirs. — Je suis en manque de pot, ces jours. Pas la peine qu’il en rajoute, j’ai pigé, cet endoffé a fait une couennerie. — Allez, pas de lamentations, annonce ta catastrophe du jour. — C’est toute une salade. — Envoie que je l’assaisonne ! Il dépose son couvercle sur le lit. — Mets ton bitos par terre, bougonné-je, j’ai déjà des microbes qui me font du gringue, alors avec ta bombe à bactéries, je suis bon pour le Père-Lachaise. Il obéit, penaud. — Je peux m’asseoir, implore-t-il, je suis sans canne ! — Tu peux. Le fauteuil hurle d’épouvante et l’un de ses ressorts donne un si bémol galvanisé qui filerait une embolie à Georges Auric. — Voilà, commence le Gros… Hier, je me suis installé chez Adèle… — Quelle Adèle ? — La concierge de l’immeuble ; celle que… — Vu, enchaîne ! — On a causé avec son mari. Il est veilleur de nuit chez Laplume-Aubégneur, tu sais, la grande fabrique de gruyère râpé ? — Sans incidence sur l’enquête, tranché-je, ensuite ? — Sans incidence ! On peut dire que tu causes sans savoir ; brèfle… Il caresse d’un index léger comme l’humour d’un gardien de la paix son cocard en Gevacolor. — Brèfle ? insisté-je. Il est dans ses jours d’ânonnage, le Gros. Faut un peu le secouer pour que ça vienne. — Le mari, brave homme. Ex-accidenté du travail, il a un pied en bois… — Tandis que toi ce serait plutôt la gu… que tu aurais en bois, pas vrai, délicieux ballot ? Si tu te faisais faire un blason, et en qualité de roi des c… m’est avis que tu y aurais droit ; au lieu de choisir le motif « de gueule et d’or sur champ d’azur », tu pourrais prendre « de gueule de bois sous ciel de lit ». — Comment veux-tu que je te bonnisse mon rapport si tu fais de l’esprit de sel, rouscaille le surdéveloppé, c’est une manie que t’as de nous asticoter sans arrêt, moi et Pinaud ! — Objection non valable, poursuivez, inspecteur… Il promène sur sa lèvre tuméfiée une langue dont personne ne voudrait pour nettoyer des murs de gogues. — Bon, je prends donc la planque dans la loge en causant de choses et d’autres avec les amis concierges. Naturellement ils me questionnent au sujet de leur locataire et moi, fine mouche, j’interlude la question… Au contraire, je leur en pose. J’apprends que le zig ne marne pas, qu’il était fonctionnaire en Afrique et qu’il crèche rue Ballu depuis deux ans seulement. Sa belle-fille sort peu et seulement dans sa chaise à roulettes, même que c’est le mari d’Adèle qui aide à la descendre… Tout ça sans grand intérêt, hmm ? s’enquiert-il piteusement. — La suite ! La gorge me fait un mal de chien. Quand j’avale, j’ai l’impression qu’on me file un coup de râpe à bois dans le tuyau à pneumatiques. — Bon, sur le coup de onze heures du soir voilà le gars Aquoix qui se taille. Illico je me prends par la pogne et lui fais un brin de conduite… Il descend à pince sur la Trinité. On est rue Blanche, tu mords le topo ? — Très bien, je connais Pantruche, imagine-toi. On dirait qu’il prend un malin plaisir à me faire parler. — Soudain, un G7 remonte en direction de la place Blanche, drapeau levé. Aquoix fait un geste ! Je l’aurais becqueté ! Le taxi le charge et, « bons baisers à mardi », déhotte aussi sec… Moi qu’est-ce que tu voulais que je fisse ? Pas d’autres tires à l’horizon, la station à quatre cents mètres… J’ai pigé que je pouvais que dalle contre les éléments, et je suis revenu prendre la planque. — Quel œuf ! gémis-je. — Qu’est-ce que t’aurais fait à ma place, eh ! futé ? mugit Béru. C’est sans bavure ! En effet, dans notre job, aussi marles que nous soyons, nous ne pouvons rien lorsqu’un type filé grimpe dans un taxi et qu’il n’y en a pas d’autres en vue. — À quelle heure est rentré notre homme ? — Trois heures du mat ! Je tique. — Pas possible ! Ce petit monsieur rangé ! — C’est comme je te cause… On a veillé, Adèle et moi, en l’attendant. On tapait la belote, cette garce m’a secoué mille balles. Les carrés, elle, on dirait qu’elle les attire. Et je t’annonce les quatre barbus ! Et que je t’étale les quatre poufiasses ! Sans parler des valetons qui l’ont à la bonne ! — Et après ? — Après quoi ? — Après qu’Aquoix eut rejoint sa base ? Bérurier passe deux doigts entre la graisse de son cou et celle de son col de chemise. — C’est ici que j’ai un peu charrié, San-A., je l’admets… Mais tu sais ce que c’est ? Le mari d’Adèle était pas là… Et quand t’es seul avec une fille que t’as broutée jadis la proximité, ça joue… Je ne fais rien pour l’encourager et force lui est de poursuivre, d’un ton qui va, pantelant. — On se monte le bourrichon, San-A. Je la regardais, Adèle, et j’oubliais ses moustaches, ses ropoplos décadents pour me rappeler un grain de beauté coquinet qu’elle avait sur la hanche, autrefois… Et puis il faisait chaud dans sa loge… Bon, tu m’as compris ? — Non, fais-je sans sourciller. — Oh ! crotte ! ta maman t’a donc rien dit quand t’as été sevré ? Après la belote, on a chahuté un chouïa, quoi ! Une partie de paluches innocente au décarrage et qui vire au libidineux… Je voulais pas, vu qu’Évariste, le mari d’Adèle, est un brave mec… Mais les femmes, mon vieux, quand tu leur inspires le gros désir, tu pourrais te faire souder à l’autogène dans une lessiveuse qu’elles parviendraient à te faire sortir de tes gonds… C’était fatal ! D’autant plus, si tu te rappelles, que le pageot est jamais bien loin chez les concierges. Un rideau à tirer et boum, servez chaud ! — Tu me fais un drôle de flic, Béru. Y aurait de quoi te faire le coup de l’édit de Nantes. Tu sais ce qu’on lui a fait à l’édit de Nantes ? — Non ? — On l’a révoqué ! — Dis, c’est la fièvre qui te grimpe à l’hamburger, non ? proteste le Gros. — Tu t’es conduit comme un pourceau. Prendre la planque de cette manière, c’est indigne d’un gars qui palpe une enveloppe à la fin de chaque mois pour assurer la sauvegarde des institutions. — Je me suis gouré de lourde, soupire Béru, j’suis entré chez le révérend père Riquet, c’est pas possible autrement ! Je retiens une forte envie de me cintrer et, pressentant que son histoire n’est pas terminée, je lui ordonne de conclure. — Bon, l’Adèle, si tu veux le savoir, c’est toujours l’affaire de grande classe. Comme fabrique de vertige on n’a jamais trouvé mieux. Il existerait un conservatoire de l’amour, on pourrait la nommer prof dans la classe de flûte ! — Je t’en prie, fais grâce des détails… — Enfin, quoi, brèfle, c’est la vie, résume pertinemment le Gros. Le hic, c’est qu’on s’est endormis après. L’heure tardive, l’exercice, en plus qu’on avait éclusé un kil de monbazillac supérieur en faisant la belote, tu comprends, on a eu un trou ! Il hausse les épaules. — Si bien qu’à six heures du mat, c’est le mari qui nous a sortis des toiles. Alors là, t’aurais entendu Le Beau Danube bleu ! Il m’a cueilli à froid, tu comprends ?… Je ronflais, et tout d’un coup me voilà à bas du pieu avec un mec en délire qui me savate la frime ! De ma vie j’ai eu pareille émotion. Naturlich, ça me réveille. Adèle chialait et criait que c’était un malentendu. Moi j’essayais de récupérer mon grimpant… Le mec ameutait l’immeuble comme quoi j’étais un enviandé de poulet ! Il gueulait que la prochaine révolution, on ne la ferait pas par téléphone. Il aurait des idées avancées que ça ne m’étonnerait pas ! — Il a les idées avancées, mais pas larges, conclus-je. — À la fin, pour le faire taire, je lui ai mis un crochet à la pointe du menton et il s’est endormi. Un veilleur de nuit, tu penses qu’à six plombes, ça a déjà sommeil ! « Moi, je ne pouvais rien faire d’autre que rattacher mes bretelles et dire adieu à Adèle… Et me voilà, finit-il. — Malheur à celui par qui le scandale arrive ! récité-je. — Je te jure, San-A., que si tu avais été à ma place… — Oh ! classe ! Je réfléchis. La fièvre modifie ma perception, comme on dit dans les contributions directes. L’incident est drôle. Ennuyeux mais drôle. — Où a bien pu aller Aquoix pendant sa longue absence ? murmuré-je… Constatant que l’engueulade prévue ne vient pas, Béru reprend du poil de la bestiole. — Si tu veux, on arrête le mec et je me charge de lui faire dire ? — Silence, goret ! — Pour tout te dire, poursuit-il sans tenir compte de mon ordre, j’ai les nerfs en boule. T’as vu mon œil ! Beau, hein ? Ah ! quel métier… Ce qui m’ennuie, c’est que dimanche prochain je devais chanter à la kermesse des Compagnons du lancer léger. Je peux pas passer en attraction comme ça ! — De toute manière, c’est en répulsion que tu serais passé… — Merci, fait-il sombrement. — C’est pas le tout, il faut aviser. Tard dans la soirée, j’ai renvoyé Pinaud chez lui, à Magny. Je voulais qu’il établisse une souricière. — Une souricière ? — Oui. J’avais combiné un coup fumant. Il se pourrait qu’un malfrat retourne à Magny pour essayer de dépoter la carcasse de feu m’sieur Keller. Puisque t’es grillé, archigrillé côté Aquoix, va en renfort chez Pinuchet. Emporte de quoi tortorer et boire… Peu de vinasse, hein ! Vous vous barricadez dans la taule, vous faites le moins de bruit possible et vous attendez. Si quelqu’un cherche à entrer, harponnez-le et conduisez le dare-dare à la grande taule. — Entendu, dit Béru, ravi par ce programme. — Un conseil, encore, Gros… — Oui ? — Ne prends pas l’habitude de jouer les Casanova, c’est plus dans tes emplois… — Bonne guérison, coupe-t-il en repiquant son bada sur la descente de lit. Il me sourit. Brave homme, va ! Je l’aime bien, cette grosse gonfle hirsute. — Tu crois que je pourrai me produire sur scène en mettant des lunettes de soleil ? Depuis quinze jours je repasse Les Matelassiers et Bouton de rose, tu sais… Il entonne : Je suis ta chose Rose Et si tu veux, demain J’irai cueillir ta rose l’épine dans la main ! Les vitres tremblent. Félicie accourt. Le Gros se recoiffe. — Y a huit couplets commak, dit-il. Je voudrais pas me les être farcis pour la peau ! CHAPITRE XIII Dans lequel je me traite par le mépris À midi, le thermomètre est descendu à 38,4 mais je me sens dans les vapes. Félicie insiste pour faire venir le toubib. Le docteur Théo est presque un ami of the San-Antonio’s family. Il m’a mis au monde, ce qui lui vaudrait la Légion d’honneur s’il ne l’avait déjà au titre de la Santé publique. Je dis à M’man que c’est d’accord, car je sais qu’elle ne vivra pas tant que le bon doc n’aura pas assuré que dans quarante-huit plombes je pourrai tortorer du bœuf mode et grimper les bergères qui ne sont pas allergiques à mon charme. Le toubib pioge à trois rues de notre pavillon. Il accourt. C’est un grand balèze aux cheveux de neige, avec des lunettes d’or et les oreilles décollées. — Comment vas-tu, mon petit ? demande-t-il, car il est fort distrait. — J’attends que vous me le disiez, doc ! Il rit. Rien que sa présence calme les affres de Félicie. Elle croit en lui comme en Notre-Dame de Lourdes. Un coup de périscope dans la descente et son diagnostic déboule, archiprévu. — Une petite angine. Il ordonne un truc en « ine », puis on se met à blaguer. Le bigophone retentit en coulisse. Félicie va décrocher. Quand elle revient, son front est obscurci. — C’est l’inspecteur Lavoine, Antoine. Il m’a dit de t’apprendre que le dénommé Ange Ravioli a été assassiné cette nuit. Je bondis. — Quoi ? Du coup je ne sens plus ma gorge, ma fièvre, mon mal de tête. J’oublie la présence du toubib et son ordonnance. Me voilà hors du pageot… — Tu es fou ! s’écrie M’man ; veux-tu vite te recoucher… — Plus tard, fais-je. Il faut absolument que j’aille là-bas. — Ce n’est pas raisonnable, déclare sévèrement Théo, tu risques des complications… — Elles viennent de se produire, les complications, doc ! Faites confiance… — Mais… Tout en m’habillant frénétiquement, je lui dis : — Donnez-moi seulement de quoi me doper un peu pour aujourd’hui et je vous promets que demain je resterai dans les torchons. — Quelle drôle de vie tu mènes, grogne le praticien. Il ouvre sa trousse noire, farfouille dedans et lance sur mon lit une petite boîte plate. — Trois cachets par jour. Mais ça ne te permettra que d’exploiter tes réserves, il n’y a pas de miracle, tu sais. — O.K., doc, vous êtes un chef ! — Il se tuera au travail, gémit Félicie. Je balance une œillade au doc. — Bast ! il est solide comme du roc, ma chère amie, console Théo. N’oubliez pas que vous avez des coureurs du Tour de France qui continuent la course avec des angines. Je me débarbouille façon chat de gouttière et je calte avec un cache-col de soie au cou sans m’être rasé. * Lavoine sourit. — J’étais certain que vous viendriez, patron. C’est beau d’être un meneur d’hommes. Seulement, ça implique pas mal d’obligations parmi lesquelles celle de n’être jamais malade. — Merci pour ta foi ; accouche ! — Des motards ont découvert Ravioli sur la route de Pontoise au volant de sa chignole. Il a été buté d’une balle dans la tronche. La balle a traversé la tête et pulvérisé le pare-brise de son américaine, c’est ce qui a attiré l’attention des vestes de cuir. — À quel endroit était l’auto ? — À l’entrée de la ville. Bien remisée sur le bas-côté de la route avec ses feux de position. Le corps avait glissé sur la banquette et on aurait pu croire qu’il dormait. Sans ce pare-brise éclaté, il y serait peut-être encore. — Quelle heure, le décès ? — D’après les premières constatations du légiste, il aurait eu lieu entre minuit et deux heures… J’adresse une pensée émue à ce bon Aquoix Serge qui fut absent de son domicile entre onze heures et trois heures. J’ai grande envie de lui parler en tête à tête. Mais l’instant des conversations intimes n’est pas encore venu. — Des empreintes dans la guinde d’Ange ? — Les copains du labo s’en occupent ; seulement, les empreintes dans une voiture, vous savez ce que c’est ? Il y en a tellement que pour mettre ça en ordre… — Calibre du pétard ? — Un neuf millimètres, c’est pour ça que la balle a perforé la boîte crânienne de part en part. Un calibre de cette importance, vous pensez ! Il lui manque la moitié de la tirelire, au Ravioli. Il est vraiment à la sauce tomate ! L’image me cloque mal au cœur. Bonté divine, ce que je me sens vasouillard. J’ai l’impression d’avoir la tronche dans de l’eau chaude… — Passe-moi un verre d’eau, bonhomme. Je gobe un des cachetons au docteur Théo. Avec toute la daube qu’on avale de nos jours dès que ça ne carbure pas rond, je m’étonne que la moyenne de vie soit augmentée. Je reste un moment, la bouille dans les pognes, à essayer de surmonter ma défaillance. Et puis je comprends que ça n’est pas avec des produits pharmaceutiques que j’arriverai à tenir le choc aujourd’hui. Pour se doper, on n’a trouvé qu’un seul vrai système et c’est à celui-ci qu’il faut revenir toujours dans notre vacherie de turbin. — Descends chez le marchand d’oubli, en face, et ramène-moi un plein verre de whisky sans flotte ni glace, vieux. Il sourit. — Les grands remèdes ? — Pour les petits maux, c’est idéal. Tandis qu’il est parti, je sonne le labo. — Vous avez les photos que je vous ai données à développer hier ? — Oui, m’sieur le commissaire. — Qu’attendez-vous pour me les descendre ? — Elles ne sont pas fameuses. — C’est à moi qu’il appartient d’en juger ! Oh ! pardon, ce qu’il devient phraseur, votre San-Antonio chéri, quand il fait de la température. Je me cintre tout seul en raccrochant. Trois minutes plus tard, on m’apporte les deux épreuves. En ce qui concerne la photo d’Aquoix, elle est en pied mais il lui manque la moitié de la hure. Heureusement, bien que floue, celle de sa belle-fille est reconnaissable et c’est ce qui importe. Je la glisse dans mon portefeuille. Retour de Lavoine avec un godet plein de whisky. J’écluse cul sec en faisant la grimace, because ça me cisaille les amygdales au passage. Mais presque aussitôt je sens qu’un grand mieux s’épand dans ma carcasse. Avec ce supercarburant, je vais peut-être pouvoir finir le parcours. — Dis donc, Lavoine, tu m’as bien dit que c’était par une agence de Magny que Ravioli avait trouvé à louer cette maison ? — Oui. — D’après moi, Ange Ravioli était en cheville avec Aquoix, je subodore une complicité entre eux. Est-elle intervenue avant ou après l’installation du locataire à Magny, ça reste à déterminer. Tu vas retourner chez le gars de l’agence de location et tirer ce point au clair. Lorsqu’il a loué, Ravioli s’est-il présenté de la part d’Aquoix ? A-t-il lu une annonce ? Bref je veux que tu étudies ce nœud de l’histoire à la loupe, compris ? — Bien, patron, je file tout de suite ! — Attends. Je rouvre mon portefeuille. — Voilà une photo de la belle-fille d’Aquoix. Emporte-la et montre-la à ce type, afin qu’il te confirme s’il s’agit bien là de la fille Planqueblé. Je te recommande encore la discrétion la plus absolue… Il s’évacue, coiffé d’un bitos en tissu imperméable qui renifle son poultok d’une lieue. Je quitte mon fauteuil pivotant et décris une embardée. Ma parole, je suis chlass. Mais en tout cas, je le suis d’une drôle de manière. C’est de la biture maladive ; avec les guitares en coton, la bouche amère et le cerveau qui joue à la toupie infernale. Les murs de la pièce tristement administrative décrivent un mouvement de rotation qui les rend plus déprimants encore. « Mon petit San-Antonio, me dis-je gentiment afin de ne pas m’effaroucher, si t’es un homme, c’est le moment de le montrer. Tu l’as prouvé moult fois aux dames, tâche de te le prouver à toi-même. » Je fais un pas, deux pas… Tout se tasse. Il ne reste en moi qu’une étrange mollesse et une envie de restituer au plancher jusqu’à mes plus humbles organes. J’avise Rigolier dans le couloir. Je ne vous en ai pas encore parlé beaucoup, de Rigolier. C’est un nouveau. Pas un jeune : un nouveau dans les services. Il arrive de la mondaine et il a conservé de son ancienne brigade cette recherche dans l’élégance qui fait reconnaître ces messieurs à travers une vitre dépolie. Costar marron, chemise marron, cravate brique, souliers en croco, ceinture assortie, chapeau à bord rabattu, imperméable mastic et les inévitables gants beurre frais. Une vraie gravure pour une histoire de la fliquerie à travers les âges. — Qu’est-ce que tu maquilles, Rigo ? — Je m’occupe de l’affaire Ravioli, m’sieur le commissaire. J’arrive de Pontoise… rapport aux constatations. — Et qu’as-tu constaté ? Il hausse les épaules. — Une automobile a stationné près de celle de Ravioli. Probablement celle de l’assassin. Il y a une grosse tache d’huile dans l’herbe du fossé ainsi que des traces de pneus. Ce sont ceux d’une voiture de moyenne importance : Aronde ou 203 ! — Qu’as-tu fait ? — J’ai chargé la gendarmerie de Pontoise d’enquêter auprès des gens demeurant sur la route, à proximité du lieu de la tragédie (comment qu’il ligote les baveux, Rigolier, il leur emprunte leur vocabulaire) pour essayer de trouver quelqu’un qui aurait remarqué… — C’est bien. Puisqu’on est sur le chapitre bagnole, tu vas te livrer à un autre genre d’exercice. Je veux que tu me retrouves le chauffeur d’un G7 qui, cette nuit, vers onze heures, a chargé un petit homme d’une cinquantaine d’années à cheveux blancs rue Blanche… Quand tu l’auras dégauchi, demande-lui où il a déposé son client ; ça boume ? — Tout de suite, m’sieur le commissaire. — Et plus tu feras vite, plus tu auras droit à mon estime ! Il touche le bord de son casque de royco. Le gars bibi s’adosse alors au mur car le vertige revient, plus sévère encore. Est-ce le scotch ou l’angine ? Mystère… Un collègue qui passe me file un regard surpris. — T’as de la tension ou quoi, San-A. ? Je le vois double et, comme il n’est pas beau, je déplore cette ubiquité. — M’en parle pas, je carbure à quarante degrés de longitude nord… — Tu devrais aller te zoner ! — Merci, j’avais pas pensé à ça… Il s’éloigne guilleret en sifflant Pourquoi pleures-tu avec ton bel oignon ? Curieux comme les autres sont contents d’eux lorsque vous êtes mal foutu. Ils sont dans leur santé comme dans une forteresse et, du haut des créneaux, ils vous font le pied de naze. Je me dirige de ma démarche de somnambule jusqu’à la salle des entrées et je m’approche du standard. — Mathias est-il ici ? — Je vais voir, m’sieur le commissaire ! M’sieur le commissaire ! M’sieur le commissaire ! Ces mots me flanquent mal au cœur. Pourquoi ont-ils l’air de poissons exotiques, tous ces gens ? Ils font des bulles et, quand les bulles éclatent à la surface de leur aquarium, ça donne : « M’sieur le commissaire ». — Oui, il est là ! — Dites-lui de descendre dans la cour, je l’attends dans ma bagnole. Je vais me glisser sur la banquette. Mathias s’annonce, un cigare italoche au bec. Juste ce qu’il faut pour remonter le battant d’un mec délabré. — Éteins-moi cette saloperie et mets-toi au volant ! grogné-je… — Ça ne va pas, m’sieur le commissaire ? — Et ne m’appelle pas m’sieur le commissaire, ça me file envie de vomir. Je suis malade à crever… — Vous devriez… — Je sais. Conduis-moi rue des Martyrs… Le Raminagrobis… Il ne pipe plus et se met à driver mon char d’assaut. Les rues de Paname dansent une sarabande fantastique. Je m’attends à voir dégringoler les cheminées. Bonté ! Ce cauchemar ! — Nous sommes arrivés, m’sieur le… — Hein ! Quoi ? J’ai dû m’assoupir. Je vois la façade du bar fermée. Un môme passe sur un vélo avec plein de brignolets sur son porte-bagages et il siffle comme vingt merles qui se seraient établis peintres en bâtiment. — Va voir s’il y a du personnel à l’intérieur, passe par-derrière. Il obéit. Je pique dans ma boîte à gants un flacon de vulnéraire. L’Arquebuse des frères Pétaouchnoque, ça s’appelle. Je m’en tire un coup à bout portant dans l’évier. C’est magique. Me voici passagèrement tonifié. — Il y a là l’amie d’Ange Ravioli, la gonzesse du vestiaire et quelques garçons… Des potes de la Criminelle sont en train de les questionner. Ça me casse les urnes, comme disent les présidents des bureaux de vote. J’ai horreur de trouver des confrères sur mon terrain de chasse, même lorsque leur présence est aussi pleinement justifiée que dans la conjoncture présente. En soupirant, je pénètre sous le porche voisin. Mathias me guide comme un aveugle. C’est le cas de le dire, car je suis presque miraud. J’entre dans le local qui paraît immense dans la pénombre. Des gens graves sont réunis devant la scène. Une boîte de nuit est un endroit que je trouve déjà sinistre en pleine activité, mais alors, quand elle est vide, ça fait Kafka, comme disent les snobinards qui n’ont jamais lu l’auteur du Château. Des collègues que je reconnais vaguement me serrent la louche, m’interrogent. — Le commissaire est malade, explique Mathias, il fait une angine et au lieu de rester dans son lit… — Ta gueule ! Qui est-ce qui a eu le toupet de lancer ça ? Je mate les personnes présentes. À leur frime, je pige que c’est moi. — Je veux parler à la dame de Ravioli. Une pépée s’annonce, en larmes. Charles Martel fondit sur les Arabes à Poitiers, mais c’est sur moi que cette personne se répand. Pauvre veuve sans pension ! — Je boirais bien un coup de raide ! dis-je à la cantonade. Et v’là la cantonade qui se précipite. Des loufiats en civil galopent me drainer du scotch. À ce rythme, je vais finir par m’écrouler comme une vieille savate. Il en a de choucardes, le docteur Théo, avec ses coureurs qui gagnent dans l’Aubisque grâce à une angine. Je voudrais leur recette, à ces rois de la pédale ! — Madame, il faut que nous ayons une conversation en privé, passons dans le bureau d’Ange. Je la cramponne par une aile, à la réprobation générale, et la guide dans la petite pièce où, hier soir, j’ai joué ma sérénade portugaise à Ravioli, le roi du décarpillage. C’est vrai qu’il s’y connaissait, le bougre, pour faire déloquer les gens. Je pense au strip des gens de Magny. C’est le fin des fins, se dévêtir jusqu’au squelette, n’est-ce pas du grand art ? Je boucle la porte. Les collègues doivent fumer, mais je m’assieds sur leur déconvenue. — Prenez une chaise, madame… Elle essuie son pauvre visage d’ancienne poufiasse convertie. Son rêve, à cette ex-déboutonneuse de falzar, c’est une vie douillette en province. Elle ferait partie de l’ouvroir de la paroisse et, en compagnie des vieilles tarderies du patelin, elle tricoterait des chaussettes aux Esquimaux orphelins ou des maillots de corps aux hommes-grenouilles qu’ont le crapaud vide. — C’est affreux ! Ange ! Ange ! Je me retiens de lui dire qu’avec un prénom pareil et démerdard comme il était, il a dû se faire admettre au paradis en jouant sur la confusion. — On a dû déjà vous questionner, ma pauvre amie, commencé-je en me massant l’abdomen où les multiples boissons que j’ai ingérées se tirent la bourre. Mais nous allons tout reprendre à zéro. Hier j’ai vu votre mari. Vous a-t-il parlé de ma visite ? Elle ouvre la bouche, mais aucun son ne s’en échappe. À moins que mes portugaises ne se soient mises en grève, ce qui n’est pas exclu. — Je tiens à vous faire remarquer que Ravioli n’est plus. Il a été assassiné et il pourrait bien vous arriver un turbin de ce genre si vous étiez trop discrète… Nous avons affaire à quelqu’un de déterminé. De plus, je vois à votre douleur (nouveau torrent lacrymal de madame) que vous aimiez votre compagnon. Vous tenez à le venger, non ? — Oui ! crie-t-elle à travers ses sanglots, ce qui m’envoie des éclats de chagrin dans la porcif. — Bien. Je réitère donc ma question : Ange vous a-t-il parlé de ma visite ? — Oui. — Que vous en a-t-il dit ? — Il semblait troublé. Il m’a dit qu’un flic… Je vous demande pardon… Je fais un geste nonchalant. — Vous tracassez pas, j’ai déjà entendu ce mot quelque part. — Il m’a dit qu’un flic était venu enquêter au sujet d’un certain Keller… — Et puis ? — Ange redoutait des ennuis. — Pourquoi ? — Je l’ignore. Il paraît que l’Allemand avait disparu et qu’on avait trouvé sa trace au Raminagrobis. — Vous connaissiez Keller ? — Je l’ai vu à plusieurs reprises… — Votre mari entretenait des relations avec lui ? — Comme ça… Ils causaient, quoi ! Quand Keller venait à Paris, il passait ses soirées ici… — Vous l’emmeniez dans vos appartements privés ? — Non ! C’est catégorique. — Jamais ? — Au grand jamais ! — Vous n’avez pas fait… heu… par exemple des parties de campagne avec lui ? — Mais non, quelle idée ! C’était pas un ami, c’était un client… Un client qu’Ange connaissait mieux que les autres, voilà tout ! — Bon. Donc, hier, après mon départ, il vous a fait part de ma visite, vous a paru soucieux… Et ensuite ? Elle secoue ses épaules grassouillettes de taulière bien nourrie. — Il est retourné dans son bureau. — Où étiez-vous, vous ? — À la caisse. Je surveillais le service ! Bon, elle enfournait l’artiche. C’était son vice, à la chère dame. Pendant des années, elle a arpenté des trottoirs et grimpé des escaliers couverts de linoléum avec des pauvres mecs triturés par le printemps… Maintenant, elle peut rester assise à se faire du lard en épinglant les biftons que son personnel lui apporte ! Le flouse, elle le met plus dans un bas de soie mais dans un bas de laine ce qui, paradoxalement, est un signe d’évolution. — Continuez… — Une demi-heure après m’avoir dit ça, il est revenu vers moi. Il m’a demandé combien y avait de fraîche dans le tiroir. « Deux cent trente », je lui réponds. « Aboule deux cents lacsés », il me fait. « Pour quoi faire ? » que je m’étonne. « T’occupe pas », il me dit d’un air soucieux. Je vais à la lourde. — Mathias ! Mon pote annonce ces cent quatre-vingts livres avec os. — Oui, patron. Tiens ! il ne m’appelle plus m’sieur le commissaire. Du coup je me sens mieux, j’y vois comme un bon présage pour ma petite santé. — Sais-tu si on a retrouvé de l’argent sur Ravioli ? — Oui, patron… — Combien ? — Dans les dix sacs, je crois ! La bonne veuve pousse un gémissement. — Il a été pillé ! C’était pas l’homme à sortir démuni ! Mathias écarquille ses boules, because pour lui, jusqu’à preuve du contraire (et ce contraire-là est près de se manifester) dix sacs restent une somme. — Combien avait-il sur lui ? — Jamais moins de cent raides. — Si bien qu’on l’aurait dépouillé de trois cents lacsés environ ? — Au moins ! D’un geste, je congédie Mathias. — Vous dites qu’il a empoché ces deux cents tickets. Il est sorti aussitôt ? — Oui. — Il vous a dit où il allait ? — Non. Il m’a seulement annoncé qu’il avait quelqu’un à voir hors de Paris et qu’il ne fallait pas m’inquiéter… — Qu’avez-vous pensé ? — Je me suis demandé s’il me faisait pas de l’arnaque. Ange, c’était un homme porté sur la viande fraîche. Seulement, ce qui m’a rassurée, c’est l’artiche justement. Cavaleur mais pas pigeon, mon homme ! déclara-t-elle fièrement. Jamais il aurait carmé pour une sœur, même que ça se serait agi de Brigitte Bardot ! Elle baisse le ton et, amoureuse, nostalgique, murmure : — Au contraire. Il avait le chic pour relever le compteur. — Bon, en conclusion il ne vous a pas dit où il allait, ni qui il allait voir. Vous ne le lui avez pas demandé ? — Écoutez, m’sieur, Ange c’était pas un garçon qu’on pouvait lui poser trop de questions. Déjà que je lui demande pourquoi il me vidait le tiroir, ça l’avait défrisé… Il est parti, comme ça… Elle me remet cinquante centilitres de pleurs bien salés. — Et je ne l’ai plus revu. Un silence bourdonnant s’établit. Je sens que je vais un peu mieux. À force de traiter mon angine par le mépris, elle va peut-être bien se chercher d’autres amygdales pour y passer ses vacances ! Mes yeux brouillés se posent sur l’appareil téléphonique. Je m’aperçois qu’il ne comporte pas de cadran, mais seulement une fiche rouge. — Quand on veut bigophoner, je demande, on doit passer par un standard ? — C’est Ginette des lavabos qui a la ligne. Quand c’est une communication pour nous, elle nous branche ici… — Elle se trouve ici, Ginette ? — Oui. — Bien. Dites-moi, le Raminagrobis, vous l’avez acheté à quelle époque ? — En 55 ! — Ça vaut dans les quarante tuiles, une taule commak, non ? Là elle se renfrogne. Dès qu’on cause tirelire, son chagrin a des ratés. — J’en sais rien. C’était l’affaire d’Ange. — Il était donc bourré pour se permettre un placement de cette ampleur ? — Probable, lance-t-elle, bravache. — À moins que des potes à lui ne l’aient financé ? — C’est également possible. Je vous répète que je suis au parfum de rien ! Pas la peine d’insister. D’ailleurs j’ai ma petite idée là-dessus itou. Dans notre turbin, l’essentiel c’est d’avoir des idées sur toutes les questions flottantes. Faut meubler les trous, combler les lagunes, comme disent les Vénitiens. Très important ! Même si les idées sont fausses, ça vous soutient… — Vous pouvez disposer. Envoyez-moi Ginette ! Elle se casse. Je me pince les carreaux entre le pouce et l’index, ce qui me permet une forte concentration. Toc-toc ! — Entrez ! Ginette, c’est l’inévitable môme de lavabo qu’on trouve dans tous les établissements huppés. Elle a des couleurs, mais ce sont celles d’une endive avec un petit côté fille mère résignée. Passer sa vie dans un sous-sol où les gens vont se vider, admettez que c’est pas du destin hors série comme on en trouve dans Confidences. Le drame, surtout, c’est ces vingt balles qu’on vous octroie uniquement parce que votre intestin ou votre vessie a bien fonctionné. La prime à la diurétique et à la déconstipation ! Comme si vous y étiez pour quelque chose, vous, derrière votre petite table, supportant la sous-tasse-sébile ! Vous êtes là à attendre le prince charmant, et c’est un gros zig qui radine, triomphant, en se reboutonnant. Il vous aperçoit et réagit en cherchant de la mornifle. Ou alors il rouscaille parce qu’il n’y avait pas de faf à train dans son compartiment de fumeur ! Unique distraction, lot de consolation : le téléphone. « Un jeton, mademoiselle ! » Et en réalité c’est miss Pipi qui le prend, le jeton. Jeton sonore… « Allô ! c’est toi, chérie ? Je suis en plein conseil d’administration, ça s’éternise, le président veut qu’on vote une motion au sujet de l’amendement du capital indexé sur le carré de l’hypoténuse et les Charbonnages de France, alors y en aura pour jusqu’à quatre heures, du train où ça va ! » Ou bien : « C’est toi, mon amour ? Ton mari n’est pas rentré de voyage ? Bon, j’arrive. Tu verras comme ça va être bon, nous deux. Tu te rappelles, dis, chérie, la dernière fois ? Tu sais, quand on a dégringolé sur la descente de lit et que… » Et miss Goguenots rêvasse, gamberge, imagine, tout en découpant en huit le journal d’hier afin de le répartir dans les différents bureaux de vote. — Dites-moi, ma petite Ginette… Ça lui en colle plein l’idéal. Elle remue simultanément le nez, les yeux et le faubourg sud. — Oui ? — Lorsqu’on veut appeler un numéro depuis ce bureau, on s’y prend comment ? Elle sourit avec l’air appliqué d’une petite écolière qui fait la lèche à sa maîtresse. — On pousse la fiche comme ceci. Un voyant rouge s’allume chez moi… (chez elle ! des ouatères ! ! !) Et je décroche… On me dit le numéro, je le compose, on remet la fiche en place… — M. Ravioli vous a certainement demandé un numéro hier soir, vers onze heures, un peu avant, même ? Elle réfléchit. — Non. — Oh ! écoutez, mignonne enfant, vous devez vous tromper, réfléchissez bien, car c’est très important. Elle secoue énergiquement la tête. — Je vous jure que le patron n’a appelé personne. V’lan ! Une de mes idées préconçues qui tombe en brioche. — Mais, ajoute-t-elle, par contre, on l’a appelé, lui ! Je bondis : — À quelle heure ? — À celle que vous dites, à peu de chose près. — Qui l’a demandé ? — Un homme. — Son nom ? — Il n’a pas voulu le dire. Il m’a demandé M. Ravioli en affirmant que c’était très important. Il a même ajouté : « Dites que c’est un ami du Vexin qui veut lui parler… » — Un ami du Vexin ! — Oui. Je souris béatement. Ça se précise, ça s’éclaire, que dis-je : ça s’illumine ! — Vous n’avez pas entendu par hasard la communication ? — C’est impossible. — Elle a été longue ? — Oh ! oui, pas loin de dix minutes… — Merci, mon lapin, vous m’avez apporté un témoignage précieux. Elle sort. Je refais un petit tour de la situation puis, comprenant que j’ai assez occupé le Raminagrobis, je décide de foutre mon camp et de l’abandonner à mes confrères. CHAPITRE XIV Dans lequel j’attache de l’importance à des choses qui n’en ont peut-être pas ! Retour au bureau. Ma biture est juste à point. Je l’ai brossée comme un peintre brosse une toile. Dans un instant, elle va commencer à se disloquer, comme s’évapore de la buée sur une vitre. C’est le moment d’en profiter. Rigolier radine en même temps que moi, les gants bien tirés sur ses battoirs, le nœud de cravate provocant, et ses deux dents en or scintillant au soleil. — J’ai retrouvé le taxi, patron. — Dix sur dix, bonhomme… Alors ? — Il a conduit l’homme en question dans un garage de Pereire. — L’adresse ?… Rigolier me feinte. — Du temps que j’y étais, je suis allé à ce garage. C’est là que le nommé Aquoix remise sa voiture… — Quelle marque ? — Une Aronde. — Il s’en est servi dans la soirée ? — Oui. Aux dires du gardien de nuit, ça lui arrive quelquefois… — À quelle heure est-il revenu ? — Il vient de la rentrer… — Comment ? — Il vient de la rentrer, répète docilement Rigolier. Je pige que Serge Aquoix a dû revenir à son domicile avec sa chignole et la laisser dans la rue pour la fin de la nuit. — Merci. — Vous n’avez plus besoin de moi ? Je peux aller déjeuner ? — Va ! Déjeuner ! Comment des gens peuvent-ils avoir faim ? Ça existe encore, l’appétit ? — Vous souffrez toujours autant ? — Pas mal, merci. — Moi j’ai un remède pour les angines : gargarisme avec du vinaigre ! Vous devriez essayer… — Bonne idée ! Et j’y ajouterais de l’eau de Javel avec un doigt d’acide prussique par mesure de sécurité. Et si ça ne me faisait pas d’effet, eh bien je me gargariserais avec une lampe à souder ! Il rigole parce que je suis son supérieur et qu’un subordonné se doit d’accueillir avec bonheur les pauvretés de ses chefs, mais il s’en va, vexé. Le bignou joue soudain sa musique fêlée. Mathias, qui m’assiste en ces pénibles instants, décroche. — C’est Lavoine, fait-il. — Passe-le-moi ! Une demoiselle des PTT du genre capricieux me demande si c’est terminé. Je lui conseille d’aller se faire cuire un potage Maggi (au goût de poulet) et de déblayer la ligne. — Patron ? — Alors ? — La maison a été louée de la façon suivante : M. Aquoix a confié le soin de trouver un locataire à l’agence Bougnazet. Le directeur de cet office a placardé un écriteau rédigé à la main dans un panneau vitré réservé à cet usage. Deux jours plus tard, Ravioli s’est annoncé au volant de son américaine… Quant à la photo que vous m’avez confiée, c’est bien celle de Mlle Planqueblé. — C’est le mec de l’agence de location qui l’a identifiée ? — Oui. — Il la connaissait depuis longtemps, cette souris ? — Non, il l’a connue seulement au moment de la vente, car c’est toujours par son intermédiaire que l’homme d’affaires parisien Barbautour a eu connaissance de celle-ci. — Triple idiot ! hurlé-je, je veux un témoignage antérieur à la vente. Si ton marchand de baraques ne connaissait pas la fille, va chez des commerçants ; chez le curé ; chez le maire, je m’en moque… — Bien, patron. Je raccroche. — Ça se complique ? me demande Mathias. — Non, mais ça ne s’arrange pas. Et ma santé non plus… J’ai une de ces envies de tout laisser quimper et d’aller me glisser entre deux draps qui n’est pas exprimable en français. — Pourquoi n’y allez-vous pas ? objecte doucement Mathias. — Mais, sombre brute, parce que si je n’étais pas là, personne ne viendrait à bout de cette histoire… Il trouve que je me beurre un peu trop la tartine, Mathias. Son ironie fait des zigzags dans ses yeux de velours. Pour le mettre à l’aise, je lui distille un rire qui flanquerait les jetons à des fantômes écossais. — Tu sais bien que je suis un superman, mon petit pote ! L’homme qui enfonce les portes ouvertes ! Je tire le téléphone à moi. — La rédaction de Lutèce-Midi, en vitesse ! dis-je. On me donne satisfaction. J’obtiens une voix de femme très anonyme. Tellement anonyme qu’on se demande si c’est pas une machine qui dégoise ce bla-bla ! — M. Quillet, s’il vous plaît ! — Je vous passe son service. Ces standardistes ont le génie d’éluder les questions précises. Vous leur demandez leur nom et elles vous passent l’état civil de la mairie du XVIII . — Allô ! annonce un mec qui, s’il ne se prend pas pour Napoléon se prend au moins pour Bonaparte. Qu’est-ce que c’est ? — Je veux parler à Quillet ! — Il n’est pas ici. — Alors à miss Blagapar… — Ce n’est pas le même service. — Aucune importance. — C’est à quel sujet ? — Je vous fais le pari qu’après avoir repassé ma grammaire et mon vocabulaire je serai à même de le lui expliquer moi-même. En rechignant, l’interlocuteur invisible me branche sur Aïoli. La voix de rogomme de ma copine me froisse le nerf auditif. — T’as l’air vachement joyce ! je remarque, nonobstant mon délabrement. — On vient de me refiler un bon mot pour ma chronique. Écoute ça, flic : les dix plus belles années d’une femme se situent entre vingt-huit et trente ans ! Fameux, non ? — Et combien vrai ! — Tu as besoin de moi encore pour aller te faire virer de chez quelqu’un ? — Je voudrais demander à Quillet la série de photographies de la maison qui lui a servi pour la sélection. — Tiens ! Quelle idée ! — Je suppose que ces photos datent d’un certain temps et j’aimerais savoir à quoi ressemblait le jardin avant que mon brillant sous-fifre gagne votre vacherie de concours ! — Eh ben ! mon pote, demande-la-lui, répond-elle. — Quillet n’est pas là et je ne tiens pas à mettre les types de son service au courant de quoi que ce soit, tu saisis ? Rapport toujours à votre valeureux directeur général qui me ferait obtenir la retraite anticipée et proportionnelle s’il y avait des fuites. Sois chic, va explorer ses tiroirs et, quand tu auras déniché l’image, envoie-la-moi par un coursier fringant. — Je vais essayer de faire ça pour toi. Mais en échange tu n’aurais pas un bon mot sur l’actualité ? — J’en ai un de Bérurier, mon spécialiste de l’humour… Attends… Ah oui ! Nous sommes sous le signe du V et il ne faut pas croire que le V n’est rien ! Ça peut t’aller ? Elle me traite d’ignoble personnage au bulbe atrophié et raccroche. — Mathias, fais-je, tu vas aller rue Ballu, chez le sieur Aquoix. Tu lui raconteras ce que tu voudras, mais tu l’amèneras ici sans lui parler de l’affaire, compris ? Par mesure de sécurité, vas-y à deux ! Tu le feras macérer dans le petit burlingue. — Bien, m’sieur le… Il se rappelle mon interdit et n’achève pas. — Avant de te casser, apporte-moi le grand fauteuil Voltaire qui est dans le bureau d’à côté ; je vais essayer de me relaxer un peu. Je sens que si je ne récupère pas, cette enquête sera ma dernière… Il m’installe aux petits oignons, ce brave Mathias. Il pousse l’attention jusqu’à me filer un vieux lardeuss à lui sur les jambes et son coussin sous la trombine. — Voulez-vous que je ferme un peu les volets ? Y a le mahomet qui déraille. — Merci. Le jour où tu seras viré de la Grande Cabane, tu pourras t’embaucher à la Salpêtrière, t’es doué ! * On est peu de chose, décidément. Vous êtes un grand beau mastard, balancé comme l’Apollon du Réverbère. Vous déchirez un jeu de cinquante-deux brèmes d’une main ; vous accrochez au portemanteau un gnace qu’est ceinture noire de judo avant qu’il ait le temps de dire ouf et, parce que votre température a grimpé de deux degrés, vous voici pantelant comme une vieille chique ! Je croupis dans ma fièvre. La pénombre, le silence, la position horizontale me rebectent. Je ne pionce pas, mais je flotte dans une torpeur confuse martelée par les « flocs » de mon sang battant mes tempes. Ça fait un minuscule quart d’heure que je suis ainsi lorsque le téléphone retentit encore. Quelle triste invention ! Je vous parie un abcès dentaire contre une nuit d’amour avec Charpini que le bigophone est à l’origine de quatre-vingt-dix pour cent des infarctus du myocarde. J’attends la troisième lancée pour hasarder ma main fiévreuse sur le combiné. C’est cette carne d’Aïoli. — Dis, San-A., j’ai pas pu trouver les photos dans les archives de Quillet. Et il n’y a pas moyen d’appeler chez lui pour savoir ce qu’elles sont devenues, vu qu’il habite un nouvel appartement à Neuilly, et qu’on ne lui a pas encore posé sa ligne… — Il passera au journal à quelle heure ? — Il n’y vient pas aujourd’hui, c’est son jour, car il était de permanence samedi. — Alors, envoie son adresse… — 34, rue de l’Église… — Amen ! fais-je. Revenu à ma solitude temporaire, je me demande si ces photos valent un voyage à Neuilly. Toutes réflexions faites, je décide que oui. Nouveau cachet ordonné par Théo. J’étais peinard dans ce fauteuil Voltaire… Je pourrais bien envoyer quelqu’un à Quillet, mais l’autre bilieux est tellement trouillard qu’il serait chiche de faire des giries. Mieux vaut y aller moi-même tandis qu’on arquepince Aquoix. Me sentant de plus en plus mal en point et n’ayant pas de chauffeur à ma disposition (c’est l’heure de la tortore), je frète un taxi-auto. Faut bien que tout le monde vive. Je suis pour la coexistence pacifique, moi. J’ai de la chance dans ma mistouille, car je trouve Quillet at home. Il habite un immeuble neuf très rupinos. Mais son appartement est un vrai chantier. Toutes ses éconocroques, je le devine, il les a cloquées dans le premier versement et maintenant il n’a pas de quoi faire aménager le local. Les peintres ont commencé à badigeonner sa cuistance, mais, découragés par le manque de pions, sont rentrés chez eux. C’est plein de gravats dans le vestibule et dans les pièces. Lorsque je me pointe, il est en train de morganer deux œufs sur le plat. Il n’est pas rasé et porte un chandail troué. — Je vous fais entrer dans la cuisine, c’est le seul endroit habitable… Si je vous disais que mon mobilier est au garde-meuble ! Je dors sur un matelas, par terre… C’est tellement décourageant que ma femme est allée chez sa mère en attendant que tout ça soit terminé. Je me rappelle ce que m’a dit Aïoli concernant l’infortune conjugale de Quillet et je lui dédie une pensée émue. M’est avis que la mère de sa dame doit porter falzar, cravate, quarante-deux fillette et se raser tous les matins. — Vous avez besoin de quelque chose ? — Oui, je m’excuse de vous relancer pendant votre journée de repos, il me faudrait les photos de la maison de Magny. — Quelles photos ? — Celles qui vous ont été soumises par Poilautour et qui vous ont permis de faire la sélection dont vous m’avez parlé. — Oh ! oui… — J’ai demandé à Blagapar si elles étaient au journal, mais il paraît que non. — Évidemment, déclare Quillet, c’est Barbautour qui les a remportées… — Vous souvenez-vous du jardin représenté sur ces images ? — Vaguement… — Voyons, cher Quillet, un journaliste a la mémoire visuelle. Il se frotte les tempes avec ses deux index. Ses pauvres œufs au plat se figent dans le plat rond. Comme c’est triste, un mec seul. Ma parole, si je n’avais pas Félicie, je pense que je me prendrais une bergère à domicile, ne serait-ce que pour me soigner mes angines. — Je crois avoir vu des tables de choux ou de poireaux, fait-il… Mais encore une fois je ne suis sûr de rien. Vous avez intérêt à aller chercher les images chez M  Barbautour si cela revêt pour vous une quelconque importance. — En effet. Merci du tuyau, mon cher. Et excusez-moi de vous faire manger froid… — Vous prenez un drink, j’ai du scotch ! — Une autre fois ! Quand son living-room sera terminé. Un scotch sur l’évier, ça manque d’intimité. Je me taille. Mon chauffeur de taxi m’attend derrière son volant en lisant Good Miché, roman traduit de l’anglais par le révérend Mac Hagnott. — Où ? demande-t-il. Cette fois, les potes, je suis lavé. Je ne me sens pas le courage de rendre visite au gros Poilautour pour lui réclamer les photos. D’ailleurs, ont-elles de l’importance ? — On retourne chez Poulman ! Il démarre. Le temps est splendide. En passant à proximité du Bois, je songe que l’idéal serait d’être en bon état et d’aller becqueter le rouge Badinguet d’une beauté sous les frondaisons. Enfin, ce sera pour plus tard. Je somnole dans le bahut, si bien que le popoff naturalisé est obligé de me secouer le bras pour me ramener. Je le carme péniblement. Des tires viennent se ranger dans la cour. Je reconnais celle de Mathias, donc il a amené le client. Je rampe à mon bureau et m’écroule dans le fauteuil. Dring ! Encore ! — C’est madame votre mère qui demande à vous parler, commissaire. Le cran me revient. — Allô ! Antoine, mon grand, comment te sens-tu ? — Très bien, M’man, fais-je… J’ai eu raison de ne pas m’écouter, tu vois ! — J’espère que tu rentreras pour dîner ? — Comptes-y ! C’est promis. À tout à l’heure… Comme je suis à l’appareil, je fais appeler Mathias. Il a son amabilité des baths occasions. — Il est là, patron ! — Pas de résistance ? — Aucune. — Tu lui as balancé quoi, comme vannes ? — Je lui ai dit, en le prenant à l’écart, qu’il devait m’accompagner à la police pour éclaircir un point obscur dans la succession de sa femme. — Et il n’a pas posé de questions ? — Non. — Il a trouvé ça normal ? — Je n’en sais rien, en tout cas il m’a suivi… — Parfait. Laissons-le mijoter dans le petit bureau ; comme cela, il sera à point lorsque je l’entreprendrai. Maintenant, tu vas de ma part chez M Barbautour, rue de la Pompe, et tu lui demandes les photographies de la maison de Magny restées dans le dossier du concours. — Tout de suite… — Donne des instructions au standard pour qu’on me foute la paix une heure. J’ai besoin d’une nouvelle pause. Que veux-tu, je roule sur la jante, aujourd’hui ! CHAPITRE XV Dans lequel j’apprends ce que je ne soupçonnais pas — Avancez, monsieur Aquoix ! Il est blafard, le veuf. Il a vieilli depuis hier, ma parole ! Il me reconnaît et je comprends que la pipelette de Béru a été discrète, car il a un soubresaut en me reconnaissant. — C’est vous le photographe ! — Moi. — Vous êtes policier ? — Commissaire San-Antonio… Ma voix est cassée comme la vaisselle d’un vieux ménage. Je voulais récupérer une heure, mais la fièvre m’a empêché de dormir, si paradoxal que ça puisse vous paraître. — Je ne comprends pas cette ruse, commissaire. — Moi, il y a bien d’autres choses que je ne pige pas, monsieur Aquoix. Asseyez-vous. En unissant nos savoirs, nous arriverons peut-être à combler nos ignorances ! Bien dit, hein ? Faudra que je le fasse le prochain concours de Lutèce-Midi. Seulement, si je décroche la timbale, j’exigerai qu’on fasse des fouilles avant d’y emménager. — Pouvez-vous me donner les raisons de cette espèce d’arrestation arbitraire, monsieur le commissaire ? — Il ne s’agit pas encore d’une arrestation. Il enregistre le « pas encore » et blêmit un poco. — Je tiens à vous poser certaines questions, monsieur Aquoix ! — Et si je refuse d’y répondre ? — Alors je décroche ce téléphone et je demande au juge d’instruction de me délivrer d’urgence un mandat d’arrêt à votre nom. — Mais sous quelle inculpation ? — Vous ne devinez pas ? — Absolument pas ! Ses yeux ardents soutiennent mon regard. Il ne manque pas de caractère, ce La Bruyère-là ! Je devine que pour lui faire toucher les deux épaules, il va falloir sortir mon trousseau de clés japonaises au grand complet. — Connaissiez-vous Ange Ravioli ? Il est surpris, comme s’il ne s’attendait pas du tout à cette question. — Naturellement, puisqu’il était notre locataire… — Vous l’avez rencontré souvent ? Il n’hésite pas : — Deux fois ! — À quelles occasions ? — Eh bien, au début de son installation à Magny, j’étais allé enlever des meubles à nous qui restaient là-bas ! — Et puis ? — Il m’a rendu visite à quelque temps de là. — Sous quel prétexte ? — Il désirait acheter la maison. — Ah oui ? — Oui. S’il ne me bourre pas la hure, voilà qui est intéressant. Le patron du Raminagrobis avait buté Keller et l’avait enterré dans le jardin. Pour ne pas risquer de voir découvrir les restes de l’Allemand, il désirait acheter la bicoque… Enfin, du moins c’est ainsi que je me complais à imaginer la chose. Moi j’ai toujours des versions qui ressemblent à ces jeux de construction permettant de constituer mille figures différentes. — Pourquoi ne lui avez-vous pas vendu la maison ? — Parce que je n’aimais pas cet homme et je regrettais que nous l’ayons comme locataire. On voyait au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’un individu très douteux, l’agence de Magny n’avait pas eu la main heureuse en le prenant comme locataire ! — Vous avez donc refusé ? — Oui. Et j’ai profité de sa visite pour lui signifier son congé. J’ai allégué l’infirmité de ma belle-fille qui nous obligeait à habiter la campagne… — Qu’a-t-il dit ? — Il a protesté. Mais il n’avait pas de bail. C’était une simple location meublée. Je n’ai pas eu de mal à l’en faire partir. — Et par la suite, il n’a pas rouspété en apprenant que vous mettiez la maison en vente ? — Il ne l’a pas su, je suppose, ou bien cela lui était devenu indifférent. Je suis surpris par l’espèce de tranquillité qui émane d’Aquoix Serge. Il répond vivement et sobrement à mes questions. On frappe à ma lourde. C’est Mathias qui radine de chez Poilodo avec une enveloppe de papier brun. Il jette un regard suspicieux à Aquoix, puis un regard gourmand à moi, s’attendant à ce que je le convie à la fiesta, mais j’entends mener à ma guise la « conversation ». Je suis malade et je serais la première victime de cette danse incantatoire qu’est en général un interrogatoire policier. — Merci, vieux, tu peux disposer. J’ouvre l’enveloppe. Elle contient trois images. Je les laisse sur mon sous-main, me promettant de les étudier après. — Donc, vous prétendez n’avoir jamais revu Ravioli depuis cette visite qu’il vous a faite ? — Jamais. — Monsieur Aquoix, vous lui avez téléphoné la nuit dernière. Il ne se trouble pas, ne se file pas en renaud. Simplement, il déclare, sans même hausser le ton : — C’est absolument faux. Et il ajoute : — Pourquoi l’aurais-je fait, étant donné que nous n’avions depuis longtemps plus rien à nous dire ? Mais je n’ai cure de cet argument à la mords-moi-l’haineux. — Vous avez quitté votre domicile avant onze heures. Vous êtes allé à votre garage, vous avez pris votre voiture. Vous avez téléphoné à Ravioli en lui demandant de vous rejoindre à Pontoise, sur la route… Il l’a fait ; vous êtes monté dans son auto et l’avez abattu d’un coup de revolver dans la nuque. Ensuite vous avez pris l’argent qu’il avait sur lui et… — Grand Dieu ! mais c’est insensé ! — Vous niez ? — Je nie en haussant les épaules devant cette fable stupide ! — Vous niez avoir quitté votre appartement à onze heures ? — Non. Je suis en effet allé chercher mon automobile, mais là s’arrête la concordance avec vos accusations extravagantes ! — Ravioli a été assassiné. — Je sais. — Comment le savez-vous, les journaux n’ont pas encore eu le temps d’annoncer le meurtre ? — Les journaux, non, mais Europe n° 1, si. Et ma belle-fille passe sa vie près de son poste de télévision ou de radio. Entre nous, lorsque votre sbire est venu me chercher sous un prétexte fallacieux, j’ai pensé qu’on requérait mon témoignage au sujet de cet individu… — Parce que vous aviez quelque chose à dire sur lui ? — Rien d’autre que ce que je vous ai dit. — Et moi je prétends que vous l’avez assassiné, monsieur Aquoix ! Il était blanc comme un sous-produit laitier, mais du coup il devient plus bleuté que de la porcelaine de Delft. Le voilà qui se lève et qui articule du bout de son bridge : — Monsieur le commissaire, je ne répondrai plus à vos questions, vous pouvez me faire arrêter si bon vous semble. J’aurai au moins recours à un avocat ! Mon palpitant joue un solo de castagnettes dans ma poitrine. Par moments, il se fait sous ma coupole de brèves explosions qui s’achèvent en myriades d’étincelles. C’est joli, mais douloureux. Bonté ! vivement mes toiles que je me mette un peu sur la voie de garage ! — Asseyez-vous, Aquoix ! — Non ! — Asseyez-vous, tonnerre de m… ! Dompté, il pose son dargif maigrichon sur une chaise dépaillée. — Et, maintenant, parlez-moi de votre belle-fille, pour changer. Ça la lui coupe comme avec un sécateur. Voilà des paroles qui valent de l’or. Ça me rappelle la péripatéticienne qui se faisait douiller chérot sous prétexte qu’elle avait une dent branlante. Il manque d’air, Aquoix ! L’homme-grenouille qui fait un accroc à sa combinaison doit pousser cette frime dans le monde du silence ! — Ma belle-fille ! Je ricane : — Vous n’allez pas m’affirmer aussi que la jeune personne qui vit chez vous est votre belle-fille, non ? Cette fois, ça lui échappe : — Comment savez-vous… ? Je le tiens ! Il est à moi, le bilieux ! Comme c’est une journée placée sous le haut patronage des PTT, mon bignou remet ça. Je décroche. C’est Lavoine. — Ah ! patron… Je n’arrivais pas à obtenir la communication avec Paris… C’est fou, la banlieue… Fernand Raynaud a raison, vous savez, il vaut mieux faire passer par New York pour avoir Asnières ! — Au fait ! Je suis pressé, tranché-je. — Bon. J’ai vu plusieurs personnes. Pas d’erreur, la photo est bien celle de Mlle Planqueblé ! Je me demande tout à coup si je ne suis pas le jouet d’un rêve (ce qui vaut mieux que d’être celui d’un enfant brise-tout !). Comment ! Voilà l’Aquoix qui s’affale, il reconnaît que la donzelle photographiée par moi n’est pas sa belle-fille. Et l’autre tronche d’alose me tube pour m’affirmer le contraire ! — Tu charries ou quoi ? — Mais non, patron. C’est officiel. Tous les gens que j’ai interviewés sont formels… — Ça va, merci… Le filet de bave de ma stupeur coule aux commissures des lèvres de mon amertume. Je dépose le combiné sur sa fourche comme un grigou dépose un lingot d’or dans son coffre. Heureusement qu’Aquoix est plus troublé que moi ; il ne s’aperçoit pas de mon trouble. — Comment avez-vous su que Thérèse n’était pas ma belle-fille, mais ma fille ? balbutie le quinquagénaire. Je reste abruti, le nez froncé, la bouche ouverte, le regard comme deux cerises gâtées. — C’est un secret tellement intime, soupire-t-il. Oui, j’ai connu Germaine Planqueblé au début de son premier mariage. Elle est devenue ma maîtresse. Quelque temps plus tard, elle s’est trouvée enceinte. Elle avait la preuve que l’enfant était de moi, car son époux était stérile… Elle a failli divorcer. Et puis nous avons été lâches : son mari avait une situation importante, moi pas. Bref, elle est parvenue à lui faire croire que les docteurs s’étaient trompés, qu’il était bien le père de Thérèse… Je me suis effacé. Je suis parti pour l’Afrique où je suis demeuré jusqu’en 1951. De retour en France, j’ai voulu voir mon enfant. J’ai alors découvert que ma maîtresse de jadis était veuve… Nous pouvions recommencer une seconde vie, elle et moi. Nous nous sommes mariés… Mais le sort pardonne difficilement aux lâches et notre union légitime a été de courte durée ! Il essuie une larme. — J’ai du moins retrouvé mon enfant. Dans un triste état, puisqu’elle a eu une attaque de polio à l’âge de douze ans. Je m’applique à lui rendre la vie douce, monsieur le commissaire… C’est ma consolation ! La vie douce ! Je pense aux chaussures pour dame élégante aperçues chez les Aquoix. Ma Félicie, avec son immense cœur de mère, ne s’était pas gourée. C’était un jeu. Avec ces pompes qui ne lui servent à rien, Thérèse Planqueblé joue à la personne normale ! La garce de vie, quoi ! — Curieuse histoire que la mienne, n’est-ce pas ? murmure Aquoix. — Très curieuse, conviens-je. — Comment avez-vous su ? Je me monte le col jusqu’aux sourcils. — Je suis psychologue, vous voyez… J’ai pressenti… Mais, comme je n’aime pas me cloquer les plumes du paon dans le fignedé pour chiquer au roi de la volière, j’enchaîne : — Dites-moi où vous étiez cette nuit, entre onze heures et demie et deux heures et demie, et si votre alibi est recta je vous laisse tranquille, monsieur Aquoix ! Il baisse la tête. — Ma vie privée a-t-elle donc une telle importance ? — Dans la mesure où elle éclaire votre position vis-à-vis du meurtre de cette nuit, oui. — Mais pourquoi me suspecter, moi ? Parce que je l’ai eu comme locataire ? — Les desseins de la police sont comme ceux de la Providence, monsieur Aquoix, ils sont impénétrables. Il se dresse. Je dois le botter et il a un coup de confiance. — Nous sommes entre hommes, monsieur le commissaire. — Indéniablement, fais-je. — Je vis une existence très sédentaire… Toutes mes journées sont consacrées à ma fille. Je… je me réserve parfois certaines de mes nuits. — Une maîtresse ? — Même pas : des filles. N’est-ce pas le plus simple ? Je vais au bois de Boulogne, oui, je l’avoue, ou à Vincennes, pour ces piètres amours. J’emmène une fille dans une boîte de nuit. Nous buvons une bouteille de champagne avant de sacrifier à la chair. J’ai un instant l’illusion de sortir une femme… Je détourne les yeux. Qui donc a dit que tous les drames étaient des drames de la solitude ? — Il va sans dire que si vous aviez besoin de retrouver absolument ma complice de cette nuit, la chose est faisable. D’ailleurs je peux vous citer le nom de l’établissement où je l’ai emmenée boire… C’est le Rayon X, à Saint-Germain-des-Prés, près de la faculté de médecine… Je note sur mon bloc. Et tout en écrivant, j’ai un œil qui traîne sur les photos de la taule étalée devant moi. Je m’immobilise. La grosse sonnerie d’alarme carillonne à toute vibure dans ma guitoune. — Ça va, monsieur Aquoix, vous pouvez disposer. Je peux vous assurer que cette affaire n’aura pas de suites pour vous. Pour bien le lui prouver, je lui tends ma main fiévreuse et aristocratique. Il la presse. — Merci de votre compréhension, monsieur le commissaire. Voilà Aquoix simplex parti. J’empoigne la photographie qui m’a chanstiqué l’encéphale : il n’a pas le compas dans l’œil, Quillet. Et il s’est drôlement gouré en me disant que sur les photos le jardinet comportait des légumes. Les clichés me le montrent parfaitement inculte. Il y a un parasol et des chaises à l’endroit où gisait le cadavre de la femme ; et un banc à la Peynet à celui qu’occupait feu Keller. CHAPITRE XVI Dans lequel je mérite sinon la Légion d’honneur, du moins le poireau ! Il fait sa maigre vaisselle. Et, moderne, il met des gants de caoutchouc s’il vous plaît. — Encore moi, lancé-je. Il paraît surpris. — Vous n’avez pas trouvé les photos chez Barbautour ? — Si fait… Son regard est interrogateur comme un crocheton à bottines. — Eh bien alors ? — Je suis venu vous poser un problème. — Bigre ! — Votre patron, le célèbre et tout-puissant Simon Persavéça, ne voulait pas que cette affaire transpire, n’est-ce pas ? — Et il ne veut toujours pas ! affirme Quillet. — Or nous sommes sur le point d’appréhender l’assassin. Que va-t-il se passer ? Ce type, on ne peut pourtant pas l’incarcérer secrètement et lui couper le cigare clandestinement ? Hein ? — Ça me semble en effet difficile. — Je ne vous le fais pas dire ! — C’est quel genre d’individu, votre assassin ? demande Quillet en me désignant un siège. — Le genre secrétaire de rédaction refoulé et trop imaginatif ! Son front étroit s’empourpre. — C’est encore un rébus ? — Non, Quillet, cette fois c’est une accusation. — Vous m’accusez, moi ? — Vous ! — Insensé ! — De votre part, oui. Vous avez commis une erreur qui va vous coûter plus cher qu’aux gens nourrissant un préjugé vis-à-vis d’Astra. Tout à l’heure vous m’avez dit que sur les photos le jardin était cultivé, vous avez même précisé qu’il y avait des choux ou des poireaux ! — J’ai pu me tromper. — Vous vous êtes trompé, en effet ! Je jette la photo sur la table. — Dont acte ! — Et après ? — C’est « et avant » qu’il faut dire. Vous m’avez affirmé l’autre jour que vous n’étiez jamais allé à la maison de Magny. — Je le réaffirme. — Alors, comment savez-vous qu’il pousse des poireaux dans le jardin ! Car, en effet, il en pousse ! ! ! Il a une réaction inattendue. Il éclate de rire. — Oh ! m… ! Quel idiot j’ai été ! — Pas idiot, étourdi… Et du même coup, vous remplacez mon embarras d’enquêteur par un embarras d’homme. — Que voulez-vous dire ? — Que le scandale est inévitable pour votre journal. Notez que la gueule de Simon Persavéça, lorsque je vais lui faire mon petit rapport, vaudra le dérangement de France-Actualité. — Ce sera quoi, votre rapport ? — Ceci : « Monsieur le directeur, l’affaire est éclaircie. Voici comment les faits se sont déroulés. Votre collaborateur, l’estimable Quillet, organisateur de votre concours, avait des ennuis matrimoniaux. Sa femme faisait des fugues fréquentes. Un jour, dans des circonstances qu’il nous fera peut-être la grâce de préciser, il en a eu marre et l’a tuée. Son crime accompli, il a eu les jetons. Sa carrière était finie, sa vie brisée… À moins qu’il ne fasse disparaître le corps. Alors, comme c’est un petit mec porté sur la matière grise, il lui est venu une idée. Aller enterrer le cadavre dans cette propriété de Magny qu’il savait vide provisoirement et isolée. « Il avait des sacs de chaux plein son appartement neuf. Il a embarqué la morte et une bonne quantité de chaux dans sa voiture par une nuit sans lune… » Je m’interromps. — Là, je poétise, fais-je. — J’avais remarqué, dit Quillet. Et le gars San-Antonio de poursuivre : — « … par une nuit sans lune, monsieur le directeur, il est allé l’enterrer dans le jardinet de la maison constituant le gros lot. Il pensait que pendant la durée du concours (un mois, je crois m’en souvenir) la chaux vive détruirait en grande partie le cadavre, en tout cas le rendrait méconnaissable. Quand on le découvrirait, on ne pourrait l’identifier et en tout cas on ne suspecterait jamais l’humble Quillet. De plus, ce brave garçon songeait que le journal ferait l’impossible pour étouffer l’affaire… « Et puis les choses se sont compliquées. Non seulement on a trouvé les restes de Mme Quillet, mais de plus ceux d’un trafiquant. Car c’est là l’ironie du sort : il y avait déjà un cadavre dans la propriété ! « Informé le premier de cette double découverte, Quillet a compris qu’il devait faire endosser les deux meurtres par l’auteur du premier. Il a enquêté, a appris que la maison avait eu pour locataire un truand. C’était signé. Il a téléphoné un soir au sieur Ange Ravioli en lui disant qu’il était un ami de Magny. Ça voulait en dire long pour le malfrat que je venais à l’instant d’alerter. Pour faire croire à un règlement de comptes entre gens du mitan et, peut-être aussi — qui sait ? — pour en tirer profit, Quillet a ordonné à Ravioli de se munir de fric… Rendez-vous a été pris. Fatal pour le patron du Raminagrobis. Une olive dans le chignon ! Bim ! Et l’affaire est classée. Quillet sait que le brillant commissaire San-Antonio, ici présent, parviendra à établir la culpabilité de Ravioli concernant le meurtre d’un des personnages trouvés à Magny. Ravioli étant canné, on le créditera également de l’autre, car on ne prête qu’aux riches. » Quillet allume une cigarette. — Pour quelle raison Ravioli a-t-il liquidé l’autre ? — Trafic d’or. Il a voulu tout garder pour lui, je pense. Il avait une tripotée de tuiles à carmer pour sa boîte de nuit. Long silence. Nous nous regardons calmement. — Qu’est-ce qu’on peut faire ? demande-t-il enfin. Je secoue ma tête bourdonnante. — Rien, Quillet. Je suis un flic. On me renverra peut-être dans mes foyers, mais pour moi la vérité avant tout, c’est mon côté vieille France. Je me fous de votre patron, de votre journal et de… — Attendez, je vois un moyen, dit-il. — Je savais que vous seriez de bon conseil. — On fait moitié-moitié. — C’est-à-dire ? — Je reconnais le meurtre de Ravioli. J’inventerai un prétexte : chantage par exemple. J’ai perdu la tête. L’assassinat d’un truand, je m’en tirerai avec dix piges ! Et on oublie la mort de ma femme ? — Impossible, j’ai une mémoire d’éléphant. Il soupire, écrase sa cigarette dans une assiette sale. — Je vois une deuxième solution. — Bravo. Laquelle ? Il recule jusqu’à la fenêtre ouverte, monte sur la barre d’appui avant que j’aie eu le temps de faire un geste. — Comme ça, ça irait, commissaire ? Je passe dix des secondes les plus terribles de ma vie. En un éclair j’envisage la suite. Tout rentre dans l’ordre. Quillet assassin de Ravioli, lequel avait tué sa femme et un ex-associé. — Ça irait, dis-je d’une voix blanche. — Merci. Et il n’est plus là. J’appuie très fort mes mains sur mes oreilles. Pourtant, je perçois (ou je devine) ce bruit sourd, hideux, terrible, que fait le corps en éclatant sur les pavés de Neuilly. CONCLUSION J’ai eu tort de traiter mon angine par le mépris. Pour se venger, elle me fait tartir quatre jours pleins avec des fièvres vertigineuses ; des cauchemars à grand spectacle et tout le bigntz ! Le matin du quatrième jour, coup de tube. M’man revient, troublée. — Antoine, dit-elle, ce sont Mmes Pinaud et Bérurier qui téléphonent. Depuis quatre jours elles sont sans nouvelles de leurs maris et elles demandent… Ma rate fait explosion. Ah ! les deux navets ! Tout à mon enquête et à ma maladie, je les avais oubliés. Ils doivent commencer de moisir dans la carrée où ils se tiennent aux aguets. — Pourquoi ris-tu, Antoine ? — Je t’expliquerai. Va dire à ces deux truffes qu’elles ne se réjouissent pas trop tôt. Ce n’est pas encore cette fois-ci qu’elles palperont leur pension de veuves de flics ! FIN